À PROPOS III - 12 ÉCRITS CRITIQUES DE MARIE-MADELEINE VARET (PHILOSOPHE) AU SUJET DU TRAVAIL DE JPS [2013 - 2024]
Un grand merci à ma chère amie Marie-Madeleine Varet, qui suit mon travail avec passion et intérêt depuis que nous nous sommes rencontrés en 2013 et qui dès lors, écrit sur mon travail en cours et mes expositions, avec une grande fulgurance, un intérêt profond, spirituel et curieux, avec toujours son attention très généreuse, confraternelle, comme une sollicitude d'âme sœur. Voici donc ces 12 petits textes critiques, qui sont, pour moi artiste, de vrais cadeaux, de vrais petits bijoux et j'espère qu'ils pourront servir d'ouvre-boite et de révélateur, afin que le public, puisse découvrir mon travail de manière beaucoup plus intensément joyeuse, intime, intense, globale, métaphysique et plus universelle, qu'il ne semble le ressentir ou carrément le méprendre à ce jour…
AU SUJET DE L'ENTRETIEN FILMÉ ENTRE JEAN-PIERRE SERGENT ET JOHNES RUTA, DU 21 AVRIL 2024
Atelier de Jean-Pierre Sergent …
Espace immersif multisensoriel et foisonnant.
Puissance organique et immémorielle où vibre l'écho du témoignage, dans l'acception que lui confère Jean Cocteau : « Il y a des tableaux assassins. Je veux dire que, sans primauté visible, ils tuent ceux qui les environnent. De même, il existe des objets dont la puissance ne résulte pas de la seule beauté, mais des ondes qu’ils dégagent et qui leur assignent une place particulière d’objets-témoins ».
Dans ce context, l'artiste accueille son ami américain Johnes Ruta, un « activiste artistique […] dont la mission personnelle est de développer la compréhension publique de la créativité individuelle, en particulier en ce qui concerne l'appréciation des arts, de la culture et de l'évolution positive de l'humanité. »
On aura compris l'extrême liberté de ton qui anime ces échanges vagabonds où brillent l'éclat de l'amitié, féconde de sa curiosité même, l'audace de la critique, l'exigence d'une mise en abyme comme modalité autoréflexive d'une représentation figurée …
Témoignage-Mémoire …
L’art mnémonique ...
Cette opération alchimique, extraire la quintessence de la vie quotidienne pour en dégager quelque chose d’éternel, est surtout une opération de la mémoire. On l’a déjà remarqué (Jacques Derrida, Mémoire d'aveugle ; l'autoportrait et autres ruines, Réunion des Musées Nationaux, 1990) : le dessinateur est aveugle, puisqu’il ne peut voir et dessiner à la fois ; il ne peut donc dessiner que ce qu’il se souvient avoir vu. Quel est donc l’objet du souvenir du peintre ? Précisément la forme saisie dans le mouvement des foules, comme un hiéroglyphe de l’éternité. Le travail du peintre de la vie moderne consiste alors à restituer ces arrêts sur image qui sont autant d’aperçus sur l’éternel, dont l’impression se fixe dans le regard et que la main fait revivre sur le dessin. Le saisissement de la beauté prend ainsi valeur d’une victoire sur le temps et sur la mort.
Il n’est donc pas de présent qui ne recèle, pour celui qui sait l’en extraire, l’or de la beauté. Beauté moderne, mixte et composée, qui fait s’intersecter, en un instant de parfaite poésie, la fuite du temps avec l’éternité de la forme. Depuis Platon et Aristote, et plus encore avec Plotin, l’unité, qui rend indissociable les parties qui la composent, était l’attribut cardinal de la beauté. A la façon des membres de l’organisme vivant qui forment un tout indivisible, la beauté se doit d’être une totalité vivante, une forme organique à laquelle on ne peut rien retrancher ni rien ajouter.
En résultent six vidéos indispensables … puissantes et légères, sombres et solaires, exigentes et tolérantes … large spectre des antinomies de la raison, de la joie créatrice et de l'intelligence à l'œuvre dans toute démarche humaniste.
Cette rencontre “nomade” comme illustration !
« Maintenant, taisez-vous. Laissez parler Celui qui crée les mots. Il a fait la porte. Il a fait la serrure. Il a aussi fait la clé. » - Rumi, poète et mystique persan soufi du 13e siècle
Marie-Madeleine Varet, Paris le 6 juin 2024
TEXTE SUR LE SACRÉ POUR LE DÉPLIANT "LES 4 PILIERS DU CIEL"
« Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte »
Samuel Beckett, L’Innommable, p. 95
Le Sacré ne s'efface pas … L'œuvre de JPS l'affirme avec une force troublante dans le brassage voluptueux de ses thématiques plurielles.
À la recherche du frémissement intérieur de la nature (Matisse...) ou de forces diverses, en quête de transcendance, de rapport à l'invisible (Kandinsky...); à la recherche d'un univers autre ou d'un rapport autre à la matière (Gauguin, Brancusi...) ou au-delà de la matière (Malevitch...), d'une alchimie de l'image (Rothko...), l'artiste franco-américain s'inscrit dans cette fratrie où s'exprime l'ambition d'une poursuite de l'unité métaphysique.
Non, le sacré ne s’efface pas, et les œuvres de JPS ont assez d’ironie pour nous le dire, sans cesse nous le rappeler à travers leur achèvement particulier dont l'artiste est parfaitement conscient : jouant subtilement à mettre en regard d’un contenu « religieux » issu de la tradition sa propre manière de le traiter ; ou laissant apparaître selon son style propre cette coupure en quoi consiste le sacré et qui interdit que l’on confonde jamais la création de l’œuvre et ce qu’elle réalise.
La genèse du sacré dans l'œuvre de JPS témoigne d'une triple dimension : – Relier (nul homme n'échappe au sacré) ; – Délimiter (donner à l'homme sa place dans le monde) ; – Transgresser la hiérophobie contemporaine, cette crainte morbide des choses sacrées, et renouer ainsi avec la hiérophanie de Mircea Eliade et la libre manifestation du sacré qui ne disparaît jamais.
Qu’y a t-il donc de sacré dans le sacré au point de hanter toute réflexion sur la création, plus particulièrement artistique ? De manière générale, le sacré est ce qui est intouchable par le vulgaire, en l’espèce le profane (qui n’est pas initié et se tient « profanum », devant le temple), voire inatteignable même jusqu’au sublime. Il crée une frontière, une démarcation entre deux univers qui se télescopent en même temps et qu’il relie l’un à l’autre. C’est cette distinction avec l’ordre du commun qui le rend tellement fascinant, et le fait osciller entre vénération et profanation, transgression. Le sacré en effet relève d’un autre monde, c’est une irruption, une infraction dans la logique vulgaire du réel qu’il est censé protéger du chaos. Il relève de l’art mais aussi du religieux, et surtout des mathématiques et de la géométrie (« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », gravé sur le portail de l’Académie de Platon), bref de tout ce qui a valeur de symbole, de tout ce qui rassemble les hommes autour de ce qui pourrait les séparer, les affaiblir. Par le sacré, la créature se rend créatrice, dispose de sa propre force et s’engendre elle-même puisque « créer » c’est étymologiquement « tirer du néant ». Le sacré rend l’homme créateur, artiste de sa propre vie à laquelle il va donner un sens en ordonnant le désordre du monde, mis en relation avec son propre désordre intérieur, cet ennemi qu’il faut apprendre à sublimer par tous les moyens.
C’est le rôle de l’art de dévoiler (alètheia/vérité) quelque chose, de faire apparaître ce qui n’existait pas avant, ou qu’on ne savait ou n’osait pas voir…. La création artistique ou religieuse relève donc du mystère dont le sacré serait la manifestation et la conséquence. Les philosophes diraient qu’il est l’expression d’une transcendance (le vertical surnaturel au-delà du temps et de l’espace) dans l’immanence (l’horizontal naturel de l’espace et du temps). En effet, le sacré est ce qui permet d’accéder à un au-delà, l’horizon de ce monde profane et vulgaire (commun), dont l’artiste est « le prophète », selon Kandinsky, et l’œuvre d’art le véhicule mystérieux.
Notion transversale, profondément anthropologique, le sacré, en indiquant un espace souverain et inaccessible au profane non initié, trace une frontière, et c’est là probablement sa fonction essentielle : séparer mais aussi relier, voire englober, tout en même temps.
Rassembler ce qui est épars, divers, voire même contradictoire, pour créer une unité que la seule existence naturelle ne saurait produire voilà la fonction initiale (et initiatrice) du sacré. Faire apparaître, créer un ordre dans le chaos problématique du profane et de l’initié, lier, relier ce qui s’oppose comme le pur et l’impur, le haut et le bas, le diabolique et le divin, le sang et la loi, mort et vivant... La force du sacré est de constituer un trait d’union, une cartographie, un zonage des pratiques et des aspirations humaines.
Le travail de Jean-Pierre Sergent, dans ses fulgurances et stridences même, en constitue un magistral achèvement.
Marie-Madeleine Varet, Paris le 18 Mai 2020
MÉTAPHORE ET MÉTAMORPHOSE, TEXTE POUR LE CATALOGUE DE L'EXPOSITION "LES 4 PILIERS DU CIEL"
Récemment rénové, le MBAA de Besançon, l'un des plus anciens Musées publics de France, accueille l'installation éponyme de l'artiste Jean-Pierre Sergent.
Déployant ses ailes aux quatre angles de l'escalier monumental, cette « œuvre-monde », dans sa démesure même, justifie l'ambition de son intitulé : hymne à la Joie, célébration de l'élan vital, intrication des forces cosmiques où se dissolvent toutes contraintes spatio-temporelles… une œuvre qui réunirait l’ensemble des qualités de l’excès (la quantité, la longueur, les détours et l’expansion) et qui parviendrait ainsi à donner au monde une identité fictive. Pouvoir inouï de la densité matérielle… Foisonnement des formes. Compacité, intensité, masse, poids, profusion sont justement les marques distinctives de l’« œuvre-monde » de JPS. Ici se joue le spectacle exaltant d'une odyssée première, celle d'un artiste s'astreignant à des commencements nouveaux.
Anthropologue de la conscience humaine, JPS poursuit inlassablement sa quête du vivant au travers des explorations de la transversalité entre les cultures et les époques. Chamane des temps modernes s'interrogeant sur ce difficile équilibre entre ordre et désordre qui régit le monde, l'artiste est aussi un témoin et un donneur d'alerte sur l'état de nos sociétés. Les œuvres présentées au MBAA sont, dans leur grande majorité, extraites de la série des Suites entropiques, une thématique récurrente chez JPS, pour qui l'idée d’entropie ou de désordre croissant traverse l’ensemble de l'œuvre. Dans le domaine de l'art, le désordre (ou entropie) ne réduit pas la quantité d'information transmise, mais au contraire - par son caractère imprévisible – l'augmente.
Chaos et Cosmos : Genèse ! La première entité à s’extirper du Chaos et à se constituer en dehors de lui apporte précisément fermeté, stabilité et fixité : il s’agit de Gaia, la Terre. Aussitôt après elle émerge du Chaos Éros, l’Amour. Cet Éros primordial incarne une force cosmogonique de création, d'engendrement et de renouvellement. Le travail de JPS célèbre cette épiphanie.
Étrange et mystérieux métier que celui de peintre. La guerre gronde aux portes de l’Europe, les glaciers fondent, la marchandisation du monde et le règne de la technique étendent leur emprise. L'atelier, dernière enclave échappant encore à l’ordre économique. Persistance à vouloir, en ce siècle de zapping, d’excès et de folies, « équilibrer des formes et des couleurs jusqu’à ce qu’elles sonnent juste. » (E.H. Gombrich). Peut-on, aujourd’hui, être moderne en s’adonnant à la peinture ? À condition que la genèse du tableau se fasse intérieurement. Qu’elle soit inspirée. Les arts visuels existent avant tout pour communiquer l’indicible. Pour nous transmettre, nous révéler ce que les mots ne peuvent exprimer. C'est ce dont témoigne, éminemment, l'œuvre de JPS.
Polymorphe, polygraphique, polysémique, polyphonique… l'œuvre, sensorielle autant que sensuelle, est saturée par des ingrédients visuels et sonores, des espaces mythiques et métaphoriques qui en démultiplient les résonances et la dotent d'une polyphonie réfractaire à toute lecture linéaire : à la recherche du secret de l'acte créatif, elle emprunte les voies d'accès les plus ardues des mythes, récits sacrés, cosmogonie … côtoyant thèmes profanes, érotiques, pornographiques… avec un égal brio. S'y trouve ainsi restituée la force d'évocation, la capacité de dévoilement, l'énergie intérieure de la contemplation. Comment ne pas évoquer ici un événement artistique majeur dans la carrière de JPS ? La réalisation de l'environnement scénographique de La Traviata, opéra de Giuseppe Verdi, mise en scène par Didier Brunel, directeur de l'Opéra Théâtre de Besançon. Cette implantation de Mayan Diary, installation murale monumentale de 18 peintures sur Plexiglas de 3,15 x 6,30 m, réalisées à New York entre 2001 et 2003, est un travail de récupération, de superposition et d'accumulation d'images. « L'iconographie de ces fusion paintings est largement inspirée des cultures précolombiennes Aztèque et Maya, du chamanisme, des cycles de vie et du momentum cosmique. Le langage pictural se présente comme un lieu de rencontre iconographique d'éléments oniriques transtemporels et transculturels d'archétypes puisés dans l'inconscient et l'imaginaire collectifs … Créer une dynamique, un choc visuel, émotionnel et esthétique entre deux formes d'art. Confronter celles-ci, provoquer la rencontre entre deux langages issus d'époques différentes et constater leur contemporanéité... ».
Dans l'œuvre de Jean-Pierre Sergent, le metteur en scène confie « avoir retrouvé tous les éléments constitutifs de son regard sur La Traviata : dans son installation murale, il est essentiel que le spectateur « entre » dans l'œuvre par le jeu du reflet sur le Plexiglas, comme il entre dans l'histoire et comme la musique entre en lui. La superposition, la fragmentation, la juxtaposition, l'image érotique confrontée aux racines de sociétés tribales évoquent le microcosme d'une jet-set volatile qui enferme La Traviata. Transgressant les règles (elle passe du libertinage à l'amour) elle s'exclut elle-même de sa tribu. »
Les quatre Piliers du Ciel, tels La Colonne sans fin de Brancusi, ou encore La Porte du Paradis de Lorenzo Ghiberti… ces œuvres appartiennent à un ordre supérieur, transcendant, où se dépassent les limites de l'expérience possible.
« Entrez et méditez, vous serez entraînés en un éclair dans la lumière divine. La porte de la transformation vous est alors ouverte, à vous de savoir la saisir. » Le Grand Livre de l'Ayurveda, Christine Chandrika Blin
À PROPOS DE LA SÉRIE DES "SHAKTI-YONI"
Luxuriante !
Cette nouvelle série s'inscrit dans le continuum d'une œuvre profuse où l'artiste célèbre la Femme : « l'image de la shakti, la puissance et la joie des dieux qui, sans elle, n'ont point d'existence ». La figure tutélaire d 'Alain Daniélou irradie dans cette proposition d'un shivaïsme vécu comme religion érotique : « Shiva vit dans un état de joie érotique perpétuelle, écrivait-il. La volupté et le bonheur sont des éléments fondamentaux de l'existence.» Et d'ajouter : « Le premier symbole de Shiva, c'est un phallus, le symbole le plus évident du principe de vie.»
Le travail de Jean-Pierre Sergent incarne et illustre magistralement cette intuition originelle : lorsque les contraires s'unissent, le déséquilibre, la tension qui fait naître les êtres, disparaît, et l'expérience du plaisir, de la joie en résulte. C'est pourquoi il est dit que l'état de stabilité permanente est un état de jouissance perpétuelle, de joie éternelle. Pour l'être vivant, c'est seulement dans l'union des contraires que l'état de bonheur apparaît. C'est seulement dans le bref instant où deux êtres en deviennent un seul, où le désir est pacifié, qu'un fragment du bonheur est ressenti. Cet état de joie est le plus proche que nous puissions connaître de l'état de libération.
L'union du phallus et de l'organe féminin est le symbole de la réalité divine comme de la réalité cosmique et physique. Cette union est l'origine et la fin de l'existence, ainsi que la cause de sa continuation. L'acte sexuel est donc le plus important des rites et, accompli comme un rite, est le moyen le plus efficace de participer à l'œuvre cosmique. Tous les autres rituels en sont l'image et reproduisent symboliquement cette union. Agni, le dieu du feu, le principe mâle, se manifeste dans le kunda, le foyer de l'autel, image du féminin. Les Upanishad expliquent tous les aspects du rituel des sacrifices comme les différentes étapes de l'acte d'amour.
« La femme est le foyer, l'organe mâle est le feu, les caresses sont la fumée, la vulve est la flamme, la pénétration le tison, le plaisir l'étincelle. Dans ce feu, les dieux sacrifient la semence et un enfant naît. » (Chândogya Upanishad, 5, 4-8).
Aventure, Odyssée, ce voyage iconoclaste où nous embarque Jean-Pierre Sergent met en image, en musique, en mots un récit sacré, immémoriel et vivace.
Accéder à l'œuvre et à l'univers de cet artiste hors du commun est le privilège d'une vie tout autant qu'un principe de vie.
Marie-Madeleine Varet, Paris le 8 novembre 2018
PRÉSENTATION : EXTRAITS D'UN TRAVAIL EN COURS
D'une rencontre avec l'œuvre de Jean-Pierre Sergent est née l'envie “en miroir” d'en réfléchir le sens. La question de savoir comment la philosophie travaille ou entrave la peinture, ou comment la peinture, à l'inverse, prolonge, relance ou fait taire la philosophie, la question du corps à corps entre une philosophie dont l'un des premiers désirs fut d'exclure de la Cité des peintres automatiquement renvoyés du côté de l'ombre ou du simulacre et une peinture qui, très vite, a résisté, contre-attaqué, voire défié la philosophie sur le propre terrain où elle régnait, cette question demeure obscure et c'est d'elle qu'il s'agit ici.
Tentation/tentative d'une approche nouvelle des arts du visible, une sémiologie de l’image.
Se mesurer à une autre langue, une langue opaque qui demande au critique de rentrer dans son jeu pour mieux en découvrir, comme dans un texte, les multiples sens. Le tableau s’ouvre comme un récit où se trouvent impliqués les divers codes picturaux: celui de la construction, celui du regard, du geste, de l’idéologie …
Pour que la lecture soit proche de l’œuvre, il faut que l’œuvre interpelle celui qui regarde. Pas de lecture neutre, mais une lecture impliquée. Roland Barthes appelle ce point qui nous poigne et nous point le punctum, c’est de là que l’œuvre regarde le spectateur.
- "Une œuvre d'art n'est pas un phénomène fortuit qui apparaît indifféremment ici ou là ... mais un être vivant obéissant à une nécessité spirituelle”. Vassily Kandinsky
- “C'est cette qualité lubrifiante de l'âme qui facilite la progression et la montée, lente, à peine visible, du triangle spirituel, freinée parfois extérieurement, mais constante et ininterrompue." Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art, VII, Théorie
- “L’art ne reproduit pas le visible. Il rend visible.” Paul Klee
- “La force du pouvoir créateur ne peut être nommée. Elle reste en fin de compte mystère. Car n'est pas mystère ce qui ne nous ébranle pas au plus profond de nous-mêmes. Cette force doit fonctionner en symbiose avec la matière pour donner naissance à une forme réelle et vivante... La mise en forme, c'est la vie.” Paul Klee, Écrits sur l'art, II, Histoire naturelle infinie
DE LA NOTION D'"INFINI" CHEZ JEAN-PIERRE SERGENT
La notion d'Infini comme maître-mot du discours formel où s'é(ins)crit l'œuvre puissante de Jean-Pierre Sergent ? Conçue non pas uniquement comme durée, cette notion d'infini se déploie ici singulièrement comme tension telluro-cosmique : une tension génératrice de forme et de mise en forme.
Puisant son inspiration dans les travaux des grandes figures de l’ethnographie française du XXe siècle, telles que Claude Lévi-Strauss, Marcel Mauss, Michel Leiris et Marcel Griaule, l’œuvre de Sergent nous embarque dans une exploration des espaces où l’art et l’ethnographie convergent vers une fascination renouvelée pour l’inconnu et le lointain. L’ambition première de ce projet est d’aller au-delà de la notion d’espace national en tant que lieu géographique aux frontières établies, en faveur d’un espace dont la morphologie est en perpétuelle évolution et dont la définition dépasse les catégories habituelles du local, du national, du transnational, de la géopolitique, de la dénationalisation, de la pureté, du métissage, etc. La création y est abordée sous l’angle de la richesse des échanges, dans un contexte où l’art apparaît désormais comme un phénomène mondialisé résultant d’un tissage complexe de relations qui s’affranchissent des distances géographiques. Les intitulés mêmes des différentes séries de cette œuvre mettent l’accent sur les frottements et les tensions hétérogènes qui animent toute activité humaine :
- Indian Names, 1988
- Le rêve de l'homme emprisonné, 1999
- Uxmal - New York, a Mayan Diary, 2001
- Bondage & Freedom, 2003
- Beauty is Energy, 2002
- Sky Umbilicus, 2006
- Mangas, Yantras Y Otras Cosas, 2009
- Suites Entropiques, 2011
- Nature, Cultures, l'Origine des mondes, 2012
- Sex & Rituals, 2013
L’artiste entend ainsi s’interroger sur la place de l’individu de par ses origines, sa formation intellectuelle et sa trajectoire de vie dans le contexte plus large d’une société dont les lignes de failles s’avèrent de plus en plus mouvantes. Ce travail pose aussi la question du rôle même d’une telle manifestation dans le contexte des débats qui animent la société française aujourd’hui.
Une œuvre d’art n’est pas obligatoirement ce qu’une personne a créé, même si nous le pensons souvent en Occident. Il existe ailleurs, il a existé avant, d’autres formes d'art. Il existe en Chine des tableaux de pierre que l’on appelle des pierres de rêves. Ce sont des tranches de roches à l’intérieur desquelles se dessinent des paysages, des montagnes, des arbres, des lacs, des nuages qui ont émergé spontanément dans la pierre au cours du temps.
L’artiste est celui qui va dans la montagne, ouvre la roche, la découvre, voit, reconnaît ce tableau naturel, en est ému, en découpe un pan, lui donne un titre et le signe de son nom.
L’artiste peut être simplement celui qui nous donne à voir ce qu’il a découvert, ce qu’il a imaginé, ce qu’il a reconnu, ce qu’il a ressenti. L’œuvre d‘art peut être simplement ce partage d’un regard à travers l’espace et le temps.
L'art fonctionnerait comme un énorme incubateur, ou bioréacteur, dans lequel émergent et prennent forme, symboliquement et aussi matériellement, des concepts esthétiques, philosophiques et épistémologiques et qui n'existeraient pas, dans notre société, sans cette mise en culture.
Ce foisonnement de recherches, toutes ces tentatives de dépasser la crise de l'Art pour l'Art, tout en produisant des œuvres majeures, se heurtent toujours au même problème : l'impossible réconciliation entre l'artiste et son public, entre l'artiste qui est désormais dans l'obligation d'être original, d'inventer son langage pour exister, et une société bourgeoise dont les valeurs sont entrées en crise profonde Cette situation n'a fait que s'amplifier tout au long du XXe siècle. L'œuvre est définie par son processus de création. Comment et pourquoi une œuvre est produite, c'est peut-être là que réside sa définition... Le processus de création reste un mystère dont il est impossible de dégager la nature. Tout au plus peut-on essayer de le décrire. La notion freudienne de sublimation peut nous aider à éclairer la notion d'œuvre. C'est une hypothèse à travailler. Chez Freud, la sublimation est un processus psychique inconscient qui transforme l'énergie des pulsions inconscientes en quelque chose de socialement positif. C'est une façon constructive de se libérer de la force des pulsions, des complexes refoulés au sein de notre inconscient. C'est la transformation du chaos des pulsions, qui parfois peut être destructeur, en énergie créatrice, pas seulement en art, mais dans tous les domaines de l'activité humaine. Freud utilise ce terme de sublimation de façon métaphorique. En effet, cette notion vient du vocabulaire de la chimie, et désigne la transformation d'un corps, de l'état solide directement à l'état gazeux. La création artistique pourrait être décrite par ce phénomène de métamorphose et ce qui la rend possible, c'est le travail de la forme. À ce propos, il faudrait pousser plus loin l'idée de Freud. En effet, la forme donne son existence à l'œuvre, c'est par son accomplissement qu'une œuvre est œuvre. La forme n'est pas l'apparence ni l'aspect extérieur que l'on oppose trop souvent au fond, au contenu, ce qui n'a aucun sens, puisque l'un ne saurait exister sans l'autre, et que les deux sont en interaction permanente. La forme, c'est « du contenu sédimenté », selon l'expression d'Adorno. C'est la justesse de ce rapport qui donne à l'œuvre une présence authentique et qui la définit comme œuvre. Et, pour en revenir à Freud et à la notion de sublimation, il faudrait pousser plus loin cette transformation des pulsions, et passer de la métaphore chimique à la métaphore alchimique : de la sublimation à la transmutation. Le plomb des pulsions serait transmuté en l'or de l'œuvre réalisée, la transmutation se faisant par le travail de la forme. Or, l'art contemporain, on l'a vu, par beaucoup de ses aspects, refuse ce travail de la forme. On a souvent à faire à l'expression non travaillée d'un contenu pulsionnel, une simple mise en scène de pulsions refoulées à travers un déguisement symbolique. On observe bien un changement d'état de la pulsion, mais pas cette transmutation par la forme, nécessaire à l'apparition de l'œuvre. Ou, peut-être, n'est-ce qu'une première étape qui n'accomplit par ce qui rend l'œuvre vraiment œuvre. L'Art Contemporain (AC) présente des « œuvres » qui ont un intérêt pour leur signification psychologique, ou parfois de critique sociale, mais guère au niveau de l'accomplissement de la forme, c'est-à-dire au niveau esthétique.
- ABSTRACTION / MODE THÉORIQUE / MODE SPIRITUEL : PENSER CE QUE L’ON VOIT
Que serait l’esthétique – ce masque jamais arraché sur la face neutre de la philosophie – si elle n’osait pas penser ce qu’elle voit ? Ou plutôt, si elle croyait voir ce qu’elle ne penserait pas ?
« L’œuvre est œuvre seulement quand elle devient l’intimité ouverte de quelqu’un qui écrit et de quelqu’un qui la lit, l’espace violemment déployé par la contestation mutuelle du pouvoir de dire et du pouvoir d’entendre » (Blanchot / L’Espace intérieur). Il s’agit de tenter de trancher l’intime connexion du visible abstrait et de son concept. Mais on comprendra que, même pour nier ce lien, il faut d’abord l’admettre. Ce lien, donc, reste à penser, encore devant nous. L’œuvre, le tableau est alors reconnu comme ce qu’il se donne, à savoir un phénomène. Et phénomène d’autant plus phénomène qu’il ne se destine qu’à sa pure et totale apparition, sans réserve, ni retenue – contrairement aux phénomènes mondains qui pèsent encore de leur lest d’objets et d’étants. L’objet d’art ainsi “phénoménalisé” est alors reçu comme un éclat d’insoutenable visibilité, qui surgit de son “in-vu” natif. En d’autres termes, c’est ainsi ouvrir en lui la croisée du visible qu’il donne avec l’invisible qui le soutient.
L’œuvre de Sergent ajoute du visible au monde. Plus encore, elle s’ajoute au monde. C’est pourquoi nous ne pouvons pas la voir sans en subir le contre-coup. Quelles sont donc ces “tonalités” fondamentales que le travail de Sergent importe en nous, et pour lesquelles ce travail nous importe ? Il faudra assigner aussi à la mort, à la sexualité, au désir, au sacré … leurs visibles propres. Les révélations de la sacralité cosmique et naturelle sont primordiales : elles ont eu lieu dans le plus lointain passé religieux de l’humanité. Les innovations apportées ultérieurement par l’histoire n’ont pas réussi à les abolir. L’histoire ne fait qu’y ajouter, superposer des significations nouvelles. Si le Tout existe à l’intérieur de chaque fragment significatif, ce n’est pas parce que la loi de la “participation” est vraie, mais bien plutôt parce que tout fragment significatif répète le Tout. Pour la mentalité archaïque, la Nature n’est jamais exclusivement “naturelle”. Tous ses aspects remarquables sont vus comme des hiérophanies – des manifestations du sacré, au sens défini par Mircea Eliade – d’une forme divine.
Cette dimension de hiérophanie cosmique naturaliste inscrit son omniprésence dans l’œuvre de Sergent à travers l’affirmation que l’espace n’est pas homogène : il y a un espace sacré, significatif, et il y a d’autres espaces non consacrés, c’est-à-dire sans structure ni consistance, a-morphes au sens éthymologique du terme. La cosmogonie est l’exemplaire type de toutes les constructions. La valorisation sacrée du monde lui donne ainsi un point fixe, un centre, et donc une orientation. Ce qui revient à le créer à partir d’une immensité chaotique, schéma que l’on retrouve dans de nombreuses cosmogonies. Le Monde se laisse saisir en tant que monde, en tant que Cosmos, dans la mesure même où il se révèle comme espace sacré, dont l’homme se veut le Centre.
Cet espace sacré présuppose à son tour des notions aussi essentielles que la Cosmogonie et l’Axis Mundi. En effet, dans les sociétés traditionnelles s’opposent le Cosmos, i.e. l’espace organisé, et le reste qui n’est que Chaos. Le Chaos ne devient Cosmos que parce qu’il a été consacré. L’espace sacré est consacré par une répétition de l’hiérophanie primordiale, modèle archétypal ayant eu lieu in illo tempore. Cette première consécration transfigure l’espace, le singularise, l’isole de l’espace profane environnant. Mais plus encore, un espace sacré tire sa validité de la permanence de l’hiérophanie qui l’a une fois consacré. Dans cette aire, l’hiérophanie se répète.
Traditionnellement imaginé au centre du monde (l’accès au Centre est initiatique), plus exactement au centre du monde “organisé”, l’Axis Mundi est un lieu où communiquent les trois niveaux cosmiques, – Ciel (le monde divin), – Terre, – monde inférieur (le monde des morts). On retrouve l’Axis Mundi dans de nombreuses mythologies, présent sous des formes aussi diverses que la Montagne Cosmique qui relie la Terre au Ciel, le Pilier souvent représenté comme soutien du Ciel, mais aussi comme Axis Mundi : il joue un rôle essentiel dans les rituels où il devient symbole de la consécration du territoire, le monde s’organisant alors autour de lui. C’est lui qui confère une structure cosmique à la maison. L’Axis Mundi peut prendre d’autres formes dérivées, – échelle, – arbre, – liane … Souvent, l’image du nombril du monde lui est associée, ou encore l’ombilic de la Terre, l’omphalos.
La clôture qui enserre l’espace sacré compte parmi les plus anciennes structures architectoniques connues des sanctuaires. Les grands plexis de Sergent enserrent eux-mêmes puissamment l’espace sacré de leurs représentations. Frontière entre deux espaces d’un type différent – sacré et profane –, cette clôture protège le profane d’un contact, toujours dangereux si l’on n’y est pas préparé, avec le sacré. L’espace sacré est ainsi un espace de passage, de transversalité transgressive, marqué par des signes indiquant sa sacralité.
- SUR L’ŒUVRE DE JEAN-PIERRE SERGENT / TRANSVERSALITÉ
Elle s’inscrit dans la “traversée” de l’art contemporain, voyage, cheminement : « … il n'y a pas d'aboutissement, seul le chemin importe. Mais j'aimerais être, modestement et à mon échelle, comme les grands batteurs de jazz : les batteurs de jazz sont toujours juste un peu en avance sur le temps et c'est cela qui fait pulser les solistes et projette les musiciens qu'ils accompagnent totalement en avant. Quand tu es légèrement en avance sur le temps, c'est que tu fais bien ton boulot. » Jean-Claude Guillaumon, « L'art, fabrication ou transgression » (Entretien avec Jean-Claude Guillaumon par Abdelkader Damani. Publié dans la revue Le Croquant n°55-56, 2007).
Dans Les Carnets de Malte, Rilke décrit la source de son inspiration poétique : « Les vers ne sont pas faits, comme les gens le croient, avec des sentiments (ceux-là, on ne les a que trop tôt) - ils sont faits d'expériences vécues. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d'hommes et de choses, il faut connaître les bêtes, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir le mouvement qui fait s'ouvrir les petites fleurs au matin. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inattendues et des adieux de longtemps prévus [...] Et il n'est pas encore suffisant d'avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu'il faut. Il faut d'abord qu'ils se confondent avec notre sang, avec notre regard, avec notre geste, il faut qu'ils perdent leurs noms et qu'ils ne puissent plus être discernés de nous-mêmes ; il peut alors se produire qu'au cours d'une heure très rare, le premier mot d'un vers surgisse au milieu d'eux et émane d'entre eux ». En effet, ce texte peut s'appliquer à tous les arts, mais également à l’expérience mystique, qu’elle soit chrétienne, juive, soufie ou taoïste. Dès lors que nos expériences se confondent avec notre sang, que nous les avons digérées, méditées et oubliées, elles deviennent profondes, inoubliables et véritablement spirituelles et transcendantes. « Un véritable artiste peint ou écrit avec son sang », affirme Nietzsche : c’est-à-dire avec sa vie.
- DE L’ÉMERVEILLEMENT, DU MOUVEMENT, DE LA TRANS-GRESSION COMME PASSAGE, DÉPASSEMENT DES LIMITES
Henri Maldiney suggère (« L'admiration », Autrement, n°26, février 1999) que « Le destin de l’art est celui de l’étonnement où s’éveillent les transcendances ». L’émerveillement est envisagé comme un pont entre art et transcendance, entre la terre et le ciel. Mais un pont sur quoi ? Sur la distance infinie entre l’art et le spirituel, et sur l’abîme qu’il ouvre sous nos pieds, celui de nos peurs et de nos angoisses face à la mort, face au scandale de la souffrance et du mal. Depuis l’homme de Cromagnon, comme nous le montrent les peintures rupestres d’Altamira, de Chauvet ou de Lascaux, l’image a permis aux hommes d’exprimer ce sentiment qui est à la fois stupeur et étonnement, effroi et émerveillement, mélange d’angoisses et de joies face au mystère. Les rites et les images funéraires de toutes les religions depuis 30 000 ans en sont les traces. En libérant une forme, l’artiste tente d’apprivoiser la mort et de percer le mur de silence qui l’entoure. Dans ce combat entre l’absence et la présence, l’artiste puise à la source du mystère et est épuisé par elle. Et son œuvre surgit là où ce mystère s’anéantit et s’efface, mystérieux dévoilement où se voile celui ou celle qui en est le témoin.
« Qu’est-ce que dessiner ? demande van Gogh. C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible qui se trouve entre ce qu’on sent et ce que l’on peut ». Mais « la peinture n’est-elle pas faite pour démolir le mur », comme le confiait Fernand Léger au père Couturier ?
Nicolas de Staël écrit : « L’espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement, à toutes profondeurs. »
À PROPOS DE JEAN-PIERRE SERGENT : QUELQUES NOTES
Une singularité, des plus troublantes dans sa rémanence au cœur de l'œuvre de JPS, concerne le monde “pré-humain”, si difficile à percevoir, à dégager de sa gangue culturelle, mais avec lequel il faut entrer “en phase”, en résonance. Sous quelle forme émerge le proto-monde, quel type de phénoménalité apparaît-il aux sens ? Les phénomènes du monde naturel ont donné lieu, philosophiquement, puis scientifiquement, à un partage entre matière et forme (Platon, Aristote). Les uns valorisent ainsi la matière substantielle (matérialisme), les autres, la forme génératrice (“eidétisme” ou idéalisme). Or, ressaisir sensitivement le proto-monde, c’est peut-être d’abord remonter vers un complexe indissociable de “matière-forme”, un foyer “hylèmorphique”, qui n’est ni objet ni sujet, qui n’est ni absolument brut (antérieur à toute poïétique en tant qu'étude des processus de création), ni à vrai dire artificiel (résultat d’un poiein). Car la nature, la physis, en son émergence originaire, se présente, comme l’ont déjà vu les penseurs de la Grèce et de la Renaissance, comme une énergie, comme un devenir vivant, comme une croissance dans l’espace d’une materia prima, qui génère une arborescence de formes et de couleurs. Nous sommes, il est vrai, peu familiers de ce degré non dissocié de réalité, qui ne se ramène ni à l’hylozoïsme (pour qui la matière est innervée par une force vitale) ni à l’animisme traditionnel (projection d’une psychè sur la nature ). Car nous avons du mal à penser le monde, la terre, avant leur assimilation par nos catégories humanisées, c’est-à-dire le monde sauvage, le “chaosmos” primitif (qui ne veut pas dire le désordre, mais l’ordre pré-humain). C’est pourtant cet horizon qui peut nous ouvrir à l’expérience d’une perception extrême, d’une expérience inédite, d’où peut jaillir une autre pratique artistique : là même où s'inscrit par excellence la démarche de JPS.
Cette perception dynamique et non-scindée peut, en effet, nous permettre d’atteindre le relief originaire de la terre, le paysage archaïque et mouvant des différences, des volumes, des creux, des contours, que constituent les matières informées, indépendamment de leur sens symbolique et de leur fonction d’objets plus ou moins artificiels. Dans un tel corps à corps, l’espace des choses surgit de l’intérieur de la matière, comme la matière sort d’elle-même pour se tenir dans un espace. Il s’agit d’une expérience qui parvient à rejoindre une réalité où forme et fond surgissent simultanément, comme lieu matriciel du monde. Ainsi se trouvent suspendues et transgressées les abstractions qui ont longtemps miné la compréhension de la nature: d’un côté, une matière pure, indépendante de son inscription dans un espace, de l’autre, des formes - géométriques - pures, indépendantes de leur substrat. Dans le travail de JPS, au contraire, les sens et l’imagination nous livrent une unité indissociable, un être monadique; il n’y a de morphologie que d’un être immergé dans une matière et de matériologie qu’inscrite dans des limites géographiques. Car le monde est d’emblée genesis matérielle (arbre, rocher, eaux), et configuration spatiale (labyrinthe, spirale, volutes).
Tel est le “cosmos” originaire, le monde auroral, antérieur aux scissions, aux dénominations, aux bifurcations.
Ainsi donc se profile une rupture épistémologique profonde, qui a souvent été approchée par des artistes, mais que notre pensée contemporaine tend à théoriser de manière plus systématique et tranchée. Sergent l'a bien compris, qui affirme dans son œuvre obstinée la nécessité de penser la perception du monde à l’intérieur d’une topique extrême, dans laquelle homme et monde, sujet et objet, percevant et perçu, perdent leurs coordonnées bien délimitées, non pour se fondre dans quelque indifférenciation régressive, qui signifierait l’implosion du monde et l’impossibilité de toute création, mais pour nouer d’autres rapports croisés, labiles, qui permettent d’atteindre des bords, des rivages, où le psychique et le physique se touchent et débordent l’un sur l’autre.
Devenir, trace et mouvement : trois mots-clés susceptibles d'incarner les idées essentielles de la théorie de l’art, telle qu'elle pourrait s'exprimer dans l'œuvre de Jean-Pierre Sergent.
Le devenir inclut l’idée d’un art comme processus, qui vise non pas la forme finie mais la mise en forme, la genèse du travail artistique et son développement perpétuel.
La trace constitue la marque de tout épisode dynamique et révèle le caractère particulier de son auteur, qu’il s’agisse du mouvement d’un point, d’un crayon, d’un promeneur, d’un chien, d’un danseur, d’un oeil ou de sons.
Et l’idée d’un devenir incessant par le mouvement pourrait être l’axiome central de la théorie de la mise en forme de Sergent. L’œuvre d’art et même le cosmos tout entier seraient ainsi nés du mouvement d’un point originel.
Marie-Madeleine Varet, Besançon 1 décembre 2014
LES QUESTIONS DE MARIE-MADELEINE VARET AUXQUELLES JE N'AI PAS PU OU PAS VOULU REPONDRE | MAI 2014
Sur l'œuvre de Jean-Pierre SERGENT
Les FAQ (Fucking Asked Questions) de Marie-Madeleine VARET
La femme “dans tous ses états” habite et traverse l'œuvre de part en part : elle en est un topos, un thème récurrent. La densité de sa présence lui donne chair. Puissamment sexuée, la Femme est tout ensemble Origine (la Matrice), Vortex dans votre interprétation picturale spiroïdale humaine, tendant à montrer une description de l’Infini, Transitivité, Transversalité, Diagonale du Fou, Axis Mundi, Mouvement, Énergie première, Véhicule de tous les possibles. Cette omniprésence femelle peut-elle étendre son empire-emprise spatio-temporel(le) en termes de pouvoir, et s’inscrire ainsi dans une omnipotence où la femme s’affirme dès lors comme auto-suffisante ?
Se pose en contrepoint obligé la question de la “discrétion” de la figure masculine. Peut-elle être considérée comme un corollaire de cette puissance auto-suffisante de la femme ? L’homme en serait-il réduit à “jouer les utilités”, sans rôle décisif ni vraiment défini en tant que membre premier du couple originel ? En est-il réduit au seul plaisir onaniste (où le surprend l’un des Large Papers) ? Le Phallus, dans sa visibilité, son extériorité, sa matérialité, est-il discrédité comme simple objet du monde, immanent, face à l’intériorité, au mystère du sexe féminin dans sa représentation transcendante ?
Incommensurable à lui-même, l’homme est irréductible à ses propres représentations, et son désir ne tient que de ce qui lui échappe. Historiquement, la philosophie – comme les mathématiques et toute forme de savoir – se fonde à cet endroit en l’occultant. La diagonale du fou le désigne : c’est l’art. Le créateur que vous êtes y voit-il le lieu de l’Utopie ? « Kenneth White est-il un poète qui voyage ou un voyageur dont l’errance fait surgir la poésie ? » Pensez-vous pouvoir faire vôtre l’errance en question et imaginer que l’on puisse, à la suite du poète, comme en passant, engager un dialogue avec les lieux –lieu après lieu– pour atteindre à un certain non-lieu ? Est-il possible d’aller encore au-delà afin d’explorer plus profondément l’atopie telle qu’elle est pratiquée par le poète-penseur ? En d’autres termes, partir en reconnaissance et essayer d’arpenter le terrain, précaire s’il en est et lieu de l’expérience topique/atopique. Terrain où dès lors on peut tenter de dessiner une « aire de reconnaissance », une « géographie fragmentaire » qui soient néanmoins traversées par une logique, une pensée, ambulantes s’il le faut. Cette tentative d’exploration a pour point de départ la topologie heideggérienne et s’inscrit en vis-à-vis de l’idée énoncée par Robert Bréchon qui voit dans l’errance whitienne deux moments distincts; c’est-à-dire la recherche du lieu, de lieu en lieu, et celle subséquente mais point seconde « d’un “non-lieu” qui soit le lieu suprême ». Chacun de ces « moments-lieux » initiant à son tour de nouveaux parcours, tant l’appétence, l’attrait pour les lieux et non-lieux paraît, chez le géopoéticien, inaltérable. En fait, il s’agit désormais d’envisager un au-delà mais aussi un en deçà à l’errance pratiquée par Kenneth White et de voir si cette dynamique se laisse approcher, malgré sa complexité croissante. Bref, il s’agit de se retourner sur une pensée, un savoir qui soient en relation intime avec une pratique, une expérience des lieux. Ce faisant, ouvrant de nouveaux champs tant à l’expérience de la pensée, qu’à la pensée de l’expérience. Qu’en pensez-vous dans la pratique de votre art ?
Votre travail peut-il accepter la qualification d’“érotique” ? Une telle “essentialisation” n’est-elle pas réductrice ? Dans son Histoire de la sexualité, Michel Foucault problématise sa démarche, s'y assignant comme tâche d'interroger la sexualité de manière diachronique en s'attachant davantage au discours qu'aux pratiques. L'auteur exprime ainsi une pensée centrale de l'ouvrage : « […] le discours sur le sexe, depuis trois siècles maintenant, a été multiplié plutôt que raréfié; et […] s’il a porté avec lui des interdits et des prohibitions, il a d’une façon plus fondamentale assuré la solidification et l’implantation de tout un disparate sexuel » (p. 71). Le parti-pris de Foucault va à l'encontre de l'orthodoxie de l'époque : il se refuse en effet, comme l'a fait mai 1968, à réduire la compréhension de la sexualité à une histoire de la répression qui serait associée à l'avènement de la société bourgeoise et capitaliste. Une autre notion importante de l'ouvrage est celle de vérité du sexe qui se déclinerait en deux tendances : une ars erotica dans laquelle cette vérité tiendrait au plaisir et une scientia sexualis dans laquelle la vérité tiendrait à une gestion de ce qui est permis ou défendu, puis, conséquemment, à la pratique de l'aveu (p. 77-78) : « […] l’aveu est un rituel de discours où le sujet qui parle coïncide avec le sujet de l’énoncé; c’est aussi un rituel qui se déploie dans un rapport de pouvoir, car on n’avoue pas sans la présence au moins virtuelle d’un partenaire qui n’est pas simplement l’interlocuteur, mais l’instance qui requiert l’aveu, l’impose, l’apprécie et intervient pour juger, punir, pardonner, consoler, réconcilier […]. » Cette réflexion trouve-t-elle un écho dans la maturation et le déploiement de votre œuvre ?
Dans sa réception, votre travail rencontre un accueil contrasté, et c’est un euphémisme ! Considérez-vous ce caractère éminemment non-consensuel de votre démarche comme sa “marque de fabrique”, sa nécessité et son exigence, innervant l’ensemble du projet artistique ? La création artistique s’origine-t-elle dans la dominante du plaisir créatif premier et de ses effets sur le créateur, eux-mêmes exclusifs du regard extérieur, et “second” parce que distancié, du public ? Si à l’évidence le créateur ne crée pas “pour plaire”, l’œuvre d’art n’étant pas un bien de consommation comme les autres, pourquoi l’artiste ressent-il la douleur de “n’être pas aimé et/ou reconnu” ? La liberté, l’indépendance qui sont l’honneur de l’art, signent dans le même mouvement la difficulté de l’exercice, dans le pseudo “échec” du “ne pas rencontrer l’adhésion” ou, à l’inverse, “rencontrer la critique négative”. Comment vivre ce “paradoxe” de l’artiste, au sens formulé par Diderot ?
La question du “puritanisme” se pose de manière aiguë en tant qu’instance de censure. Votre expérience américaine semble y définir un regard plus ouvert, donc globalement plus positif sur votre travail que celui qu’y portent les Européens, et les Français en particulier. Qu’en est-il alors, selon vous, de l’idée (préjugé ?) manichéenne des pays anglo-saxons largement et traditionnellement puritains versus la libre-pensée et le “libertinage” philosophique des héritiers des Lumières ?
Comment fonctionne le work-in-progress de la série « Mayan Diary » ?
« L'entropie mesure le degré du désordre d'un système physique; le nombre de réarrangements des constituants fondamentaux ; les ratios de l'ordre et du chaos et donc par extension, du rationnel avec l'irrationnel, de la structure géométrique et de l'exubérance organique... ». Comment ce concept se trouve-t-il mis en œuvre dans les Suites Entropiques ?
- A PROPOS DE LA PENSÉE COMPLEXE DANS LES NOUVELLES IMAGES DES PAGES WEB SUIVANTES :
Mangas, Yantras Y Otras Cosas II | Dionysos | Lady of the Ants | Bondage & Freedom
Sublime ! Pour moi, ton travail est le paradigme achevé de la pensée complexe : ce concept philosophique exprime une forme de pensée acceptant les imbrications de chaque domaine de la pensée et la transdisciplinarité. Le terme de complexité est pris au sens de son étymologie « complexus » qui signifie « ce qui est tissé ensemble » dans un enchevêtrement d'entrelacements (plexus).
Il convient davantage de parler de pensée complexe que de « pensée critique », puisque la pensée complexe englobe les trois modes de pensée : critique, créative et responsable. Les critères de la pensée critique sont les suivants : guidée par des critères particuliers, guidée par les procédures, auto-correctrice et sensible au contexte. Les critères de la pensée créative sont : guidée par des critères parfois contradictoires, heuristique, orientée davantage vers les résultats, auto-transcendante (synthétique); gouvernée par le contexte dans lequel elle apparaît . Quant à la pensée responsable, c’est une pensée qui présuppose une communication dialogique, une ouverture à l’autre et aux divergences et une volonté de changement.
Le passage de la pensée simple (deviner, préférer, croire….) à la pensée complexe (proposer des hypothèses de solution, créer des relations, rechercher des critères, s'appuyer sur des justifications valides, s'auto-corriger…) n'advient que suite à un apprentissage systématique et requiert un environnement adéquat.
Edgar Morin : « Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot "complexus", "ce qui est tissé ensemble". Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème (de réforme de pensée) c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il vaut mieux apprendre à relier. Relier, c’est-à-dire pas seulement établir bout à bout une connexion, mais établir une connexion qui se fasse en boucle. Du reste, dans le mot relier, il y a le "re", c’est le retour de la boucle sur elle-même. Or la boucle est autoproductive. À l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse. La connaissance doit avoir aujourd’hui des instruments, des concepts fondamentaux qui permettront de relier. »
Marie-Madeleine Varet, Besançon le 26 novembre 2013