Textes de catalogues - 2020
TEXTES POUR LE CATALOGUE DE L'EXPOSITION LES QUATRE PILIERS DU CIEL AU MBAA DE BESANÇON | PRINTEMPS 2020 | LE CATALOGUE PDF (10MB)
NICOLAS SURLAPIERRE DIRECTEUR DES MUSÉES DU CENTRE À BESANÇON | DES LITS D’INITIÉ
Le jeu de mot ne justifie pas seulement le titre de cet article, même s’il est tentant de se laisser porter entre Lacan et Jung pour circuler dans l’œuvre de Jean-Pierre Sergent. Parmi les univers convoqués, celui du chaman, est sans doute un des plus prégnants, précisément en ce qu’il libère la production de formes selon les règles et les dérèglements de l’automatisme ou du geste. Même un rapide survol des principales études sur le chamanisme confirme l’usage d’une langue commune employée par Jean-Pierre Sergent, et, il est frappant de constater combien des termes comme initiés, piliers, extase pour ne citer que les plus évidents définis par les anthropologues les plus réputés sont nécessaires pour prendre la mesure de l’œuvre de Jean-Pierre Sergent lequel préfère la résonance au raisonnement1. L’initié est un des termes qui, souvent, qualifie le chaman ; il introduit alors une part de magie et de dessaisissement, le chaman est celui qui, par certaines techniques, dont l’extase, est choisi pour régler un désordre ou des conflits ou alors parce qu’il connait les zones cosmiques, il intervient pour les lier ensemble et leur permettre de communiquer à nouveau entre elles. Il aurait ainsi accès selon un rituel et un protocole bien précis à des visions dans lesquelles certaines solutions métaphysiques ou symboliques seraient proposées et parfois même selon la nature de la transe ou du voyage chamanique s’imposeraient. La relation étroite que Jean-Pierre Sergent entretient avec le chamanisme intériorisée par sa pratique de la transe2 a été renforcée par sa familiarité avec l’art moderne américain ou encore ses récurrentes références aux collections amérindiennes qu’il ne manque jamais de citer, ou d’une certaine manière de réactiver. La circulation entre l’art moderne américain et certaines pratiques magiques était un des apports de l’exposition Jackson Pollock et le chamanisme3. Il y était question de mettre en relation ce qui relevait du chamanisme dans l’expressionnisme abstrait américain, et au-delà de se demander pourquoi certaines pratiques ou artistes étaient plus sensibles ou perméables à ce mode de perception du monde, pourtant si éloignés des préoccupations de la société de consommation ou du libéralisme triomphant. Contrepoint tout autant que contrepied, le chamanisme et ses résurgences auraient pu prendre l’apparence d’un filet puissant non plus jeté sur les choses et les êtres mais sur des pratiques4. La création selon Jean-Pierre Sergent renvoie à une réflexion sur les postures sans nécessairement passer par la performance, cela signifie une substitution des modes de fonctionnement de l’inspiration par un mode d’approche plus analogique où il est possible de mêler des univers antinomiques entre eux. Le rituel implique moins le corps que la charge et décharge psychique et physique dans un seul et même mouvement. Il serait tentant de faire ou de transformer Jean-Pierre Sergent en chaman or une telle simplification, pour pratique et logique, ne serait pas tout à fait juste puisque jamais l’artiste ne se départit de sa maîtrise, ce sont plutôt les motifs qui sont possédés ou pourrait-on dire comme il est d’usage pour qualifier certains objets d’art extra-européens, qui sont chargés. Les motifs gardent également le souvenir de ces possessions ancestrales, ils ne sont jamais neutres, « incrustés »5 par les éléments et les matières qui constituent le monde. En dépit de l’intérêt porté au chamanisme, malgré les attributs du chaman entièrement revisités et actualisés dans certaines de ses sérigraphies sur plexi, l’artiste ne revendique pas cette fonction, au contraire, le symbolisme des univers convoqués, parfois si complexes, nécessitent une certaine emprise sur leur organisation ce que Kenneth White a nommé pour qualifier le pouvoir intérieur du chamanisme « de sens du rattachement »6. Même si le chamanisme est une des pistes essentielles pour saisir l’œuvre de Jean-Pierre Sergent, ce dernier se singularise par sa capacité à ne pas céder « aux maîtres du désordre »7, au contraire, son protocole de création montre « qu’une révélation plus complète du sacré »8 n’est pas incompatible avec une capacité de contrôle du résultat et d’une autre acception de la supervision. Du chaman, il aurait cette capacité à mettre en relation les formes et les êtres, les mythes et leurs manifestations, et à convoquer leur identité chorale ; du chaman, il partagerait peut-être un instinct qui le prédispose à retrouver dans les images les plus populaires et parfois les plus hétérogènes les traces du sacré et leur secrète circulation. Le sacré auquel Jean-Pierre Sergent fait référence ne se limite pas à une seule acception, il est également celui qu’évoque, plus ou moins indirectement, Roger Caillois lorsqu’il met en relation le sacré et la transgression. Il est à la fois l’expression de l’interdit notamment de la profanation et la mise hors d’usage ou hors sujet de toutes les expressions quotidiennes, il n’y a rien de littéral dans les motifs, rien de documentaire ou de sociologiques, ce ne sont peut-être même plus des images puisqu’elles sont mises « hors de l’usage commun »9 ; selon le même phénomène de la fête qui ritualise « les déjections, les sécrétions », le chaman rend son pouvoir sacré à ce dont les hommes doivent se séparer, expulser. S’il n’y a pas de littéralité des images, elles ne le sont jamais au premier degré, elles ont toute une fonction, il y aurait graphiquement parlant une sorte de transcription ou de retranscription de l’effet de l’incantation sur les formes et les motifs. Roger Caillois n’oublie pas de préciser qu’incanter revient en quelque sorte à demander à une période mythique, sans bornes précises, de revenir, de s’exprimer à nouveau grâce à des intercesseurs qu’ils soient grands prêtres, chamans ou artistes.
Laurent Devèze, dans un texte qu’il intitule « L’éloge du chamanisme selon Jean-Pierre Sergent »11 établit un lien entre le chamanisme et le mur, or, en tant que pratique magique, il est généralement admis que le chamanisme échapperait aux murs et peut-être même aux limites, c’est à leur absence qu’une grande partie de l’œuvre de Jean-Pierre Sergent fait allusion, aux cartographies d’un monde sans bords nettement astralisé. Laurent Devèze, lorsqu’il parle de mur, ne le fait pas littéralement, il suggère ce que désormais chacun d’entre nous nomme « son mur », sa page numérique où sont publiées des images qui relatent précisément ce que nous voyons et qui la plupart du temps ne nous regarde pas, il est rarement question de vision, le mur remplace également la description et malgré ses instrumentalisations, ses tricheries, elle rendrait compte d’une manière plus fiable non pas de ce qui a été vu directement mais tout simplement à un vécu indirect. Dans le texte que Jean-Pierre Sergent écrit sur son installation Les quatre piliers du ciel, il note : « Je veux que mes peintures soient un art-mur (même une armure si l’on veut ! Peu m’importe !) un art architecture comme les tipis indiens, un art-animaux (réf. Lascaux), un art arbre, un art-rivière, un art-vide… », auxquels se mêlent le souvenir des micro bikini dancing ou toute la solitude et la misère érotique des sites pornographiques, parfois cela peut faire penser à la transe des cultures primitives ou le plus souvent à une difficulté en dehors du rituel à ne pas se cantonner à une forme de platitude, où l’absence de relief, le caractère presque vitré ou glacé de la composition renforce encore l’espèce de chorégraphie inaccessible aux êtres, alors que formes, symboles et corps rompent leur absolu isolement en migrateurs et en passeurs12. Tout se déroule au-dessus et, pourtant, il n’y a rien d’hautain dans ces transes et danses cosmiques qui mêlent érudition et natures des choses que l’artiste parvient à exprimer malgré leur complexité dans la faible épaisseur de la matière sérigraphique. Au-delà de sa pratique, la transe permet à l’artiste de conscientiser la fluidité13 qu’il résume dans cette belle expression : « dans les transes tout peut être fusionné »14. Il remet donc ainsi en cause le principe de hiérarchie qui, la plupart du temps, a conditionné non seulement la peinture occidentale mais aussi le regard portée sur celle-ci. Le format carré, en équilibrant, égalise ou uniformise la relation forme et fond, par sa stabilité intrinsèque et par son arrière-pensée magique. Les fonds et les premiers plans existent bien qu’ils semblent traités avec la même importance. En revanche, cela n’empêche nullement l’expression de deux niveaux de motifs ; d’une part la vision d’ensemble celle d’un pattern qui n’est pas sans lien avec les métamorphoses du décoratif qui, pourtant a eu si longtemps mauvaise réputation ; et d’autre part, certains contours dont la crudité est camouflée en quelque sorte par des motifs qui sont d’ailleurs répétés volontairement. Il n’existe pas, et c’est peut-être dommage pour les images, d’équivalent au terme de litanie or c’est exactement, par la répétition de motifs de prédilection, que l’approche est de l’artiste peut être qualifiée d’hypnotique15, il reproduit des formes comme s’il les psalmodiait pour atteindre sinon l’extase un autre moyen d’accès à une forme d’inconscient collectif. Le jeu permanent des images dédoublées établit la possibilité d’investir selon une combinatoire précise les délices de la superposition ; il n’est pas tout à fait étranger à leur signification non plus la consonance plutôt érotique de la super position, qui souvent n’est qu’une pantomime assez tragique ou dérisoire de la possibilité pour l’homme ou la femme d’imposer une conception plus hiérarchique que hiérarchisée des joutes sexuelles. Par moment, en interrogeant la performance sexuelle qui est à l’origine de l’image pornographique, il n’est pas impossible que Jean-Pierre Sergent parle aussi de la situation de la performance face à l’image et à sa reproduction, au doute qu’elle émet sur la matérialité des choses et la contemplation de leur « impureté »16.
Avant que cette pratique du mur ne se généralise, Jean-Pierre Sergent l’a deviné et même si un tel glissement sémantique semble facile, il l’a divinée, non parce qu’il aurait une quelconque volonté de devenir une sorte de précurseurs des nouveaux médias, simplement parce que sa fréquentation des images et de leur circulation correspondait à ce qui avait bouleversé, depuis vingt ans à peu près, nos vies, ce qu’il avait appelé dans une récente conférence « le pattern génétique »17. C’est un peu comme si, par la fréquentation des images et leur perpétuelle interprétation, Jean-Pierre Sergent était devenu un expert, il évalue des sources, des références, il en mélange certaines et s’autorise des raccourcis historiques ou géographiques et comme il ne prétend pas faire œuvre d’historien, il navigue librement dans une science des relations qui n’est pas étranger au projet d’André Malraux lorsqu’il s’agit d’élaborer, avec éloquence, une autre vie des formes qui peut conduire, selon André Chastel, dans son allant à « une transe permettant une communion ». La singularité du travail ne vient pas seulement du sens que Jean-Pierre Sergent peut donner à ces images mais au système de relation qu’elles induisent ; il a perçu les effets d’assujettissement des représentations entre elles. Leurs principaux modes d’approche tels qu’ils s’étaient développés dans le domaine des sciences humaines y trouvaient une sorte d’écho, faisaient le bruit que fait, selon certains spécialistes du cosmos toute une nouvelle forme de création, un léger claquement. Il est toujours possible pour un artiste de se contenter des surfaces du visible et du mélange des images issues des contre-cultures ou au contraire de méditer sur leur métissage et le raffinement de mises en relation qui relèvent de la sophistication de pensée. Dans un essai moins célèbre que celui de Rudolf Wittkower sur La migration des symboles, le comte Goblet d’Alviella expliquait que « rien n’est aussi contagieux qu’un symbole sauf peut-être une superstition »18, et consacrait une partie de son essai à la compréhension « des causes des altérations dans la simplification et dans la forme des symboles »19.
Hors-pistes célestes
Le premier mot qui revient constamment dès lors qu’il s’agit d’analyser l’œuvre de Jean-Pierre Sergent est le terme de rituel, moment de la transformation de ses médias préférés en attributs. Lorsque Tom Laurent interroge l’artiste sur un de ses matériaux de prédilection, le plexiglas, ce dernier répond : « Travailler sur ce format est une pratique rituelle dans un espace sacré, mon corps s’y sent libre et le carré est facile à assembler. Le Plexiglas est un matériau industriel neutre et transparent qui concentre la lumière et fusionne avec la pâte colorée. Il sert autant de support que de protection. La sérialité fait partie intégrante du travail sérigraphique, la multiplicité réaffirme le concept ; elle crée des rythmes, invoque la transe et permet de sortir de l’unité pour entrer dans l’universel. »20 La citation par sa densité et la danse des mots employés qui, pour certains d’entre eux, peuvent être pris dans un double sens, réaffirme la notion de dispositifs. Le premier d’entre eux répond aux principes du polyptique et de l’iconostase. Pour la première catégorie de dispositif, la forme du polyptique est nécessairement liée à un itinéraire qui peut être initiatique. Jean-Pierre Sergent décrit, souvent simplement, ce qui, dans une image ou un motif, a pu retenir son attention ; le polyptique, même dans ses réinterprétations tardives, n’induit pas obligatoirement l’ouvert et le fermé. L’artiste joue ainsi sur des rythmes et des nuances entre une impression de totalité, qui ne serait plus inconciliable avec la fragmentation ou la suspension, et l’attention porté à un détail pour entrer dans l’intimité de la chose représentée. Il choisit intimement la notion d’ubiquité et non de reproductibilité des images21, l’ubiquité étant à la fois plus charnelle et plus fantomatique. La technique employée par l’artiste, la sérigraphie, n’est pas non plus sans apporter sa signification, puisqu’elle est avant tout ce moyen reproductible rendu célèbre par Andy Warhol dont Jean-Pierre Sergent reprend moins les motifs que la technique. De ce point de vue, il est plus proche d’un Roy Lichtenstein, qu’il détourne et qu’il détoure presque. À Warhol, il emprunte sa science de l’agencement, à Lichtenstein certains aspects inspirés des comics22 devenus en quelque sorte, dans l’univers de Jean-Pierre Sergent, des cosmics. Lorsque ce dernier accroche bord-à-bord des tableaux identiques ou qui paraissent identiques, il le fait afin qu’il n’y ait ni centre ni bord et force ainsi le regard à trouver d’autres moyens ou d’autres voies pour circuler dans les images, et trouver un point d’équilibre. Le regardeur est alors constamment tiraillé entre horizontalité et verticalité, platitude (ou faible épaisseur) et profondeur qui est obtenue par les qualités spatiales de chacun des éléments et du dispositif en lui-même. Il est moins question de la dialectique ouvert-fermé que d’une approche ontologique replié-déplié, revenant en cela à l’étymologie même du polyptique et à l’écho mallarméen du pli selon pli23. La nouvelle qualité spatiale est mise en relation avec le deuxième dispositif signifiant pour comprendre les grandes compositions murales de Jean-Pierre Sergent. L’iconostase est également le point de rencontre de l’icône et de l’extase condensé en un seul mot, et ouvrant sur un périmètre souvent vaste. Il est possible de voir dans la composition l’évocation dans la tradition orthodoxe de la cloison qui sépare le sanctuaire de l’autel. L’étymologie de l’iconostase comprend le terme d’écran, celui qui sert de filtre pour la réalisation des sérigraphies mais également de frontière qui rappelle que l’image est toujours plus pauvre que ce sur quoi elle ouvre. La séparation entre deux mondes (immanent et transcendant) est au cœur d’une réflexion sur les limites, les bords, les seuils et surtout sur ce qui dans l’image signale la séparation entre l’initié et le profane, l’endroit où commence la chute ou la rédemption, à l’endroit précis où les images telles le monde fini s’interrompent. Tout cela n’est évidemment pas littéral, puisqu’il s’agit d’images et de leurs codes ou de moyens de communication qui parfois se réorganisent à l’insu de l’artiste pour produire une signification en quelques sorte allographique.
En leur centre, se trouverait le carré qui s’ouvre et se déploie sur un espace sacré dans lequel le corps se meut avec dextérité, simplement parce qu’il est libre. Lorsque l’artiste parle de protection, il pense autant au plexi qui recouvre la sérigraphie qu’à l’utilisation de certaines images, dans les entrelacs et les couleurs, il est plus difficile d’isoler un motif même lorsqu’il se trouve au centre de l’image, il confère à ses principaux motifs l’impression de se sentir protégés, il n’est pas tout à fait (et volontairement) assez précis pour dire si la protection s’applique à lui-même ou à ce qui est représenté au cœur de l’image24. Dans les cultures dites primitives, certains objets étaient moins utilitaires que magiques, ce que certains anthropologues définissent comme une pré-science (alors que c’est aussi une conception que l’image ou les éléments en jeu dans l’image) constituent une préscience, certains perçoivent et sentent venir des significations pourtant fort anciennes qui auraient dû perdre de leur pouvoir. Il est étonnant de remarquer les contradictions ou les paradoxes qui sous-tendent les sérigraphies, l’impression de superficialité ou en tous les cas d’images issues de la culture populaire assez lisses ou vides dissimule la migration de symboles dont la profondeur nécessite l’exégèse pour en comprendre la portée.
Aux quelques mots clés, ou expressions essentielles pour comprendre et pouvoir circuler dans l’économie de l’œuvre et plus particulièrement des Quatre piliers du ciel, le texte de Jean Pierre Sergent25 sur la question de la beauté est émaillé de références et les critiques qui se sont intéressés à l’artiste ont souvent remarqué son goût pour la lecture. Assez étrangement les références aux écrits des artistes sont assez rares, il cite cependant les écrits de Mark Rothko dont l’œuvre pourrait sembler assez indifférente au sujet même de la peinture alors qu’il dit tout l’inverse « le sujet est primordial », qui ne serait cependant pas contingent puisqu’il prend soin de rappeler l’importance du tragique et de l’intemporel. La citation de Mark Rothko est trop brève pour en mesurer toute l’étendue, toutefois Rothko revient plusieurs fois dans ses écrits sur l’art sur cette notion d’intemporel et de tragique. Si le premier terme est assez clair au regard de l’œuvre de Jean-Pierre Sergent, le second nécessite un double éclaircissement. La peinture expressionniste abstraite américaine notamment la deuxième génération était empreinte d’une certaine forme de tragique, ou plus précisément non plus d’une « naissance de la tragédie » mais au contraire de son altération, l’héroïsme des artistes américains qui eurent une telle influence sur Jean-Pierre Sergent est complètement sapé par ce que l’artiste en sait. Il s’installe à New York à un moment où les lectures de Clement Greenberg et de Harold Rosenberg sont critiquées notamment parce qu’elles ont mythifié et peut-être fait de ces artistes des héros alors que leur approche de l’art malgré la force de leur peinture était de cacher sous la puissance du geste la fragilité de leur héroïsme un peu perdu et peut-être même l’étrange faillite machiste qu’ils refusaient d’admettre26, les artistes étaient grands dans leur capacité à dépasser le motif archaïque et primitif, tout en s’imprégnant des gestes et des croyances. Une nouvelle fois ce qui séduisait dans le primitif était cette absence de rationalité, ce que Jean-Pierre Sergent dans un entretien avec Jean-Louis Garillon nommait ce refus du linéaire, d’inscrire donc son ou ses motifs dans une forme de récit ficelé, la concomitance plutôt que la succession, la syncope plutôt que le déroulement. Ce que Mark Rothko reprochait au rationalisme n’était pas politique ni social, il trouvait que le système rationnel avait failli à transmettre les émotions et avait interdit finalement l’acceptation qu’il puisse exister malgré la sophistication des connaissances d’ « infranchissables ténèbres qui séparent le monde de l’esprit de celui des émotions »27. L’artiste américain avait imaginé que certaines civilisations avaient négocié des trêves avec les ténèbres et la preuve de cette négociation insensée se trouvait particulièrement dans les œuvres dite de l’art primitif. Il était donc surprenant de voir se concilier dans les grandes compositions de Jean-Pierre Sergent deux grandes formes de modèles d’une part, malgré le regard acide portée sur la société de consommation, la référence claire et assumée à une certaine philosophie de l’art issue du pop’art et d’autre part son antipode ou plus exactement son antidote la persistance de certains grands motifs et archétypes qui, justement, remettaient complètement en cause la rationalité du monde y compris de certains modes de production des images. Il était assez culotté de la part de Jean-Pierre Sergent d’utiliser la sérigraphie, moyen de reproduction paradigmatique du pop’art pour critiquer justement tout ce qui, d’une certaine manière, en était sorti. Nul autre mieux que Gombrich n’avait perçu dans son essai posthume La préférence pour le primitif ce qui, dans un tel répertoire, avait séduit les artistes au point d’en faire une forme d’attraction. Il était aussi questions de négociation entre des systèmes de représentation opposés, entre la bi et la tridimensionnalité qui, souvent, n’avaient que peu d’importance dans les arts premiers et n’étaient pas ce que le grand historien de l’art anglais avait appelé des « traits distinctifs »28 ni suffisant pour construire une représentation du monde, c’était plutôt l’étrange conception dans un dispositif qui, malgré des perspectives maladroites, des raccourcis farfelus et en dépit de l’apparente platitude de l’image, donnait l’impression de profondeur, sans doute parce que celle-ci venait de se libérer de son acception littérale. Si bien que les personnages et modèles dans les œuvres n’étaient plus que des idoles ou alors les moyens d’expression d’un univers panthéiste, où ce qui était représenté dépassait forcément ce qui était montré. Malgré l’étendue des références, les œuvres de Jean-Pierre Sergent ne s’approprient pas tous les termes généralement utilisés dans les arts premiers. Il est intéressant de noter que le terme de magie si souvent utilisé dès qu’il s’agit d’arts premiers, déplait à l’artiste ou tout simplement ne correspond pas à sa façon de mettre en relation les formes entre elles29. C’est peut-être l’analyse de Jacques Soulillou qui donnerait la raison de cette réticence de l’artiste face à la magie. « Quand deux civilisations, note-t-il, sont en contact la magie est d’ordinaire attribuée à la magie »30 or les univers convoqués dans les œuvres de l’artiste ne se hiérarchisent pas, il n’y a pas d’image subalterne, l’étonnement vient simplement de ce mélange sans a priori entre des images qui relèvent de l’invisibilité et des images obscènes qui, pourtant, s’harmonisent au point de résonner entre elles. Il choisit donc d’autres voies que dans certaines mythologies les scientifiques et les prêtres nomment véhicules afin que, dans leur faible épaisseur et leur incrustation de beauté presqu’exacte, le panache et la misère laissent la place à une sorte de béance.
1 Je citerai l’ouvrage de Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Paris, Payot, coll. « Payothèque », 1974, et plus particulièrement, les p. 211 et suivante consacrées à la notion de « pilier ».
2 Se reporter à la série très complète de 5 entretiens entre Jean-Pierre Sergent et Thierry Savatier du 29 juillet 2019. Dans les entretiens n° 3, 4 et 5 Jean-Pierre Sergent revient à plusieurs reprises sur la notion de chamanisme ou de transe.
3 Catalogue de l’exposition : Mickie Klein, Stephen Polcari et Marc Restellini dir., Jackson Pollock et le chamanisme, 2008, Paris, éditions de la Pinacothèque de Paris.
4 Danièle Vazeilles, « Du chamanisme au néo-chamanisme et au nouvel âge : savoir, magie, religion ou quête spirituelle ? », in La magie du monde latin au monde contemporain, Montpellier, Presses universitaires, Alain Moreau et Jean-Claude Turpin dir., vol. 3, 2000, p. 195-216.
5 Kenneth White – Jorge Camacho (ill.), La danse du chamane sur le glacier, Rouen, L’instant perpétuel, 1996, n. p.
6 Ibid.
7 Nous faisons référence à l’exposition Les maîtres du désordre, Paris, Musée du Quai Branly -RMN, Jean de Loisy et Sandra Adal-Couralet dir., 11 avril – 29 juillet 2012 .
8 Mircea Eliade, Le chamanisme, op. cit. p. 15.
9 Roger Caillois, Théorie de la fête, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2008, p. 266.
10 Ibid., p. 267 et p. 273.
11 Laurent Devèze, Aspirations. Retour sur trois expositions à Narbonne, Dijon, Les Presses du réel, 2019.
12 Rudolf Wittkower, Allegory and the migration of symbols, Londres & New York, Thames and Hudson, 1977, p. 174-187, sur les relations entre cultures occidentales et primitives.
13 Jean-Pierre Sergent cite « l’acquisition de la fluidité » d’Alexandre Jodorowsky, in Mu, le maître et les magiciennes, Paris, Albin Michel, coll. « Espaces libres », 2008.
14 Entretien de Jean-Pierre Sergent avec Thierry Savatier, n° 2/5, du 29 juillet 2019.
15 Entretien de Jean-Pierre Sergent avec Thierry Savatier, n° 3/5, du 29 juillet 2019.
16 Dans le sens que Guy Scarpetta lui donne dans son essai L’impureté, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1985 où il consacre une partie de son étude sur les relations entre performances artistiques et performances sexuelles ou pornographiques.
17 Éros Unlimited, MBAA, 14 février 2020.
18 Goblet d’Alviella, La migration des symboles, Paris, Ernest Leroux éditeur, 1891, p. 25.
19 Ibid. p. 109.
20 Entretien avec Jean Pierre Sergent par Tom Laurent, in Art absolument, mars 2011, repris dans Mayan Diary op. cit., p ; 7.
21 Isabelle Monod-Fontaine, « L’exploration des plis du polyptiques », in catalogue de l’exposition Le polyptique. Le tableau multiple du Moyen Age au vingtième siècle, Paris, éditions de la RMN, 1990, p. 213-214.
22 Terme anglo-saxon servant à désigner la bande dessinée.
23 Nous faisons référence aux vers de Stéphane Mallarmé dans Remémorations d’amis belges : «Comme furtive d’elle et visible je sens que se dévêt pli selon pli la pierre veuve».
24 Mircea Eliade évoque aussi le thème de la protection pour définir le chamanisme, se reporter à son essai Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, op. cit., p. 239 et suivantes.
25 Nous renvoyons au texte de Jean-Pierre Sergent publié dans ce même catalogue.
26 Margaret Gillepsie, « Sexe, genre et modernisme : le cas anglo-américain », in Circulations des savoirs et reconfigurations des idées, Laurence Dahan-Gaïda dir., Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2016, p. 214 et suivantes.
27 Mark Rothko, La réalité de l’artiste, Paris, Flammarion, coll. » Champs », 2004, p. 247.
28 Ernst Gombrich, La préférence pour le primitif. Épisodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident, Londres, éditions Phaïdon, 2002, p. 274.
29 Se reporter au deuxième entretien avec Thierry Savatier du 29 juillet 2019 où Jean-Pierre Sergent explique pourquoi ce terme de magie ne lui convient guère.
30 Jacques Soulillou, « Ravissantes périphéries », in Les magiciens de la terre, catalogue de l’exposition du MNAM et de la Cité des Sciences à la Villette, Paris, 1989, p. 28.
THIERRY SAVATIER | HISTORIEN D'ART | LES QUATRE PILIERS DU CIEL
Qu’est-ce qu’un artiste ? La question relève du défi et la définition qu’en donne l’UNESCO1 trop vague pour être exploitable, trahit la difficulté de l’exercice. Tentons cependant d’avancer, en toute conscience d’imperfection lexicographique, qu’un artiste serait le point de jonction d’un talent, d’une esthétique (souvent appelée à évoluer avec le temps), d’un travail de tous les instants et d’une réelle démarche intellectuelle qui le conduit tout autant à penser son art qu’à penser le monde. Jean-Pierre Sergent répond clairement à ce profil. Il suffit de regarder ses œuvres, sur papier ou sur Plexiglas, pour prendre conscience de son talent et de son esthétique sans compromis qui nous permet de ne jamais confondre ses créations avec celles de ses contemporains. Il suffit de le rencontrer pour comprendre l’importance que le travail occupe dans sa vie, même lorsqu’il se trouve hors de son atelier. Il suffit enfin d’échanger avec lui et de lire ses textes pour découvrir une démarche intellectuelle originale, solide, structurée, qui intègre son œuvre dans le monde - un monde bien plus vaste que celui qui l’entoure directement puisqu’il s’étend, horizontalement, sur les cinq continents et, verticalement, c’est-à-dire dans une perspective historique, jusqu’à l’aube créatrice de l’humanité. Sa curiosité de l’Autre, cet « Autre » pris en tant qu’archétype de l’altérité (ce qui est en-dehors de lui et de sa culture d’origine), est immense.
L’exposition « Les Quatre piliers du ciel », accueillie par le Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, propose une réunion de 72 sérigraphies sur Plexiglas choisies par Jean-Pierre Sergent au sein d’une série réalisée de 2010 à 2015 sous le titre générique de « Suite entropique ». Faut-il voir dans « Suite entropique » un jeu de mots fondé sur l’homophonie, qui convoquerait aussi bien l’épithète « anthropique » (« qualifie tout élément provoqué directement ou indirectement par l’action de l’homme », nous dit le glossaire du site public « Géorisques ») qu’« entropique » qui évoque l’idée de désordre d’un système, de chaos ? On ne peut s’empêcher de le penser car l’artiste, en observateur de son environnement, a depuis longtemps pris conscience des évolutions de ce que l’on nomme, même si le terme soulève encore des polémiques, l’anthropocène, évolutions qui, sans céder le moins du monde aux délires millénaristes, mettent en lumière l’émergence de déséquilibres dont la multiplication et l’amplitude pourraient aboutir au chaos.
Quant au titre de l’exposition, il annonce le rapport de verticalité que nous pouvons entretenir avec une entité supérieure - que nous l’appelions Cosmos, Dieu ou Grand Architecte n’a guère d’importance - dans le cadre d’une quête de spiritualité. Mais, dans le même temps, il se rapproche trop des « Quatre piliers de la sagesse » chers à Confucius et à la cosmogonie chinoise définissant l’harmonie de l’univers pour ne pas, même indirectement ou inconsciemment, s’y référer.
Ces 72 panneaux aux dimensions identiques (1,05 x 1,05 m) occupent les quatre angles du double escalier central du musée, formant une installation monumentale de 80 m2. Nous les découvrons au fur et à mesure que nous gravissons les marches. Ce mouvement ascendant constitue une première étape de ce que l’on pourrait appeler une exploration - osons ajouter : une initiation, parce qu’aborder ces œuvres relève d’une véritable expérience, tant sensorielle que spirituelle. L’effet se renforce dans la mesure où ces panneaux sont plaqués à même la pierre austère des murs, sans qu’un quelconque encadrement ne vienne matérialiser des frontières rassurantes. Ce contraste entre l’œuvre colorée et la pierre naturelle rappelle l’exposition des toiles de Picasso qui avait été accueillie en Avignon, au Palais des papes, de mai à septembre 1970. Nombre de critiques, déroutés par l’érotisme débridé et solaire d’un vigoureux artiste de 89 ans, avaient qualifiés ses tableaux de « barbouillages obscènes ». Or, lorsqu’il était venu vérifier l’accrochage avant l’ouverture au public, le peintre avait fait enlever tous les cadres, parce qu’il voulait confronter ses toiles aux seuls murs bruts. Cette opposition des matières n’avait probablement pas été étrangère à la réaction effarouchée des journalistes spécialisés dont nous mesurons aujourd’hui le caractère profondément erroné...
Avant d’aborder « Les Quatre piliers du ciel », pour apprivoiser notre regard, nous ferons profit de nous débarrasser des préjugés liés à une culture occidentale dominée par la double influence - l’une renforçant l’autre - de la philosophie platonicienne et du judéo-christianisme. Car l’univers proposé par Jean-Pierre Sergent s’affranchit des appréciations binaires qui nous sont si familières et sur lesquelles se fondent nos jugements, de l’autochtone et de l’exotique, de l’archaïque et du moderne, du bien et du mal, de la Vérité et de l’hérésie, du blanc et du noir, de la lumière et des ténèbres. Nous devrons donc abdiquer notre tentation orgueilleuse, voire arrogante, de « penser savoir », de classer, de nous fier à nos certitudes premières, ou, pire encore, à nos croyances et leur cortège d’irrationalités. L’œuvre nécessite de s’appréhender avec un regard neuf.
Si toutefois, pour nous aider à interpréter ces panneaux de Plexiglas, nous devions faire appel à une source intellectuelle européenne, peut-être nous référerions-nous aux Sophistes, injustement décriés et méprisés, envers lesquels notre dette reste pourtant considérable, puisqu’ils inventèrent la rhétorique, firent la promotion du doute comme système de pensée et introduisirent le relativisme. Ce principe, suivant lequel il n’y a pas « une vérité », parce que celle-ci est contingente, subjective, qu’elle change en fonction du lieu, de l’époque ou du milieu dans lequel nous grandissons, nous laisse une totale liberté d’appréciation, renforcée par les sophistes les plus hardis pour lesquels la vérité n’existe pas et que ne cohabitent et ne se confrontent que des points de vue. Dès lors, les perspectives qui s’offrent à nous deviennent infinies.
C’est exactement ce dont nous avons besoin ici ; ajoutons qu’en cela, les Sophistes se rapprochaient de leur presque contemporain, Confucius, pour lequel l’univers obéissait à une harmonie qui devait être préservée. Or, selon le philosophe chinois, parce que cet univers était en perpétuel mouvement, toutes ses composantes devaient, elles aussi, se déplacer pour que l’harmonie demeure. De ce constat, découle une conséquence qui traduit la vision du monde dans une partie de l’Asie : il n’existe pas de bien ni de mal défini pour l’éternité comme beaucoup le croient en Occident ; ce qui est considéré comme le bien aujourd’hui deviendra peut-être le mal demain, la réciproque étant tout aussi probable.
Ce mode de pensée, très éloigné de notre système de références, nous aidera sans doute à mieux comprendre les œuvres de Jean-Pierre Sergent. Car, dans son univers créatif, ces questions sont dénuées de sens. Grand chineur de témoignages ethnographiques, il puise ses références picturales aux racines de la vie, venues du fond des âges, puis dispersées sur l’ensemble du globe dans des cultures où la relation à la Nature se fondait sur une quête d’harmonie, non sur un rapport de domination. C’est pourquoi les emprunts au judéo-christianisme sont absents de ses œuvres, puisque - relisons Genèse I, 26-31 - la place assignée à l’humain dans le Livre repose précisément sur la soumission de la Nature2. Surgit en revanche sur les Plexiglas tout un monde animal, végétal, minéral, mythologique, où la place de l’Homme (au sens générique du terme) n’est, bien entendu pas oubliée sans toutefois que lui soit l’épicentre du système. Les figures qui nous sont proposées appartiennent aux registres iconographiques précolombiens, égyptiens, grecs, indiens, amérindiens et japonais. L’artiste a exploré ces cultures, en majorité panthéistes ou animistes, voire chamaniques ; il continue de s’y frotter. On pressent qu’à l’image d’Antonin Artaud visitant les Tarahumaras du Mexique, son but est d’y rechercher « une nouvelle idée de l’homme ». L’œuvre est à la mesure de l’ambition.
La Nature, dans les peintures de Jean-Pierre Sergent, n’est ni fantasmée, ni naïvement idéalisée. L’artiste, depuis longtemps en communion étroite avec elle, sait qu’elle peut se montrer aussi féroce ou indifférente que généreuse, ce qui explique que les sources culturelles auxquelles il se réfère lui accordent le plus grand respect. Il s’agit de la terre-mère, de la source d’énergie primordiale qui dépasse le cadre de nos simples vies, mais sont indispensables à leur accomplissement.
Devant les panneaux d’un format parfaitement carré, notre regard est, au premier abord, happé par l’omniprésence des couleurs, franches, vives, contrastées qui ne laissent transparaître aucune tiédeur mais suggèrent au contraire une rare impression de force. Même le rose perd ici son caractère trop souvent « mignard », comme disait Théophile Gautier.
Nous sommes aussi frappés par l’appropriation totale de l’espace que se réserve l’artiste ; le graphisme occupe toute la surface des panneaux, l’envahit, sollicite en permanence notre œil, ne nous laisse aucun blanc, aucune plage de vide sur laquelle nous pourrions, un instant, nous reposer. La tension est permanente. Par ailleurs, la répétition de certains motifs (fleurs de lotus ou de cerisier japonais, oiseaux, formes géométriques) nous ouvre les portes d’une perception quasi-hypnotique ; elle nous semble la traduction picturale de la danse infinie des derviches tourneurs ou des mantra répétés jusqu’à l’épuisement par les bouddhistes et les hindouistes, dont le but est de conduire ceux qui s’y adonnent à une dimension parallèle ou supérieure qui aboutit, pour certains privilégiés à la transe, pour beaucoup d’autres à une forme de spiritualité.
Ces panneaux nous proposent une expérience optique exactement opposée à celle que nous pourrions vivre, par exemple, devant les Nymphéas de Claude Monet conservés au musée de l’Orangerie. Placés à très courte distance des Nymphéas, nous percevons une peinture abstraite composée de touches de couleur et ce n’est qu’en nous éloignant doucement que, progressivement, le sujet figuratif apparaît. Ici, vue de loin, l’image semble relever d’une abstraction basée sur la densité picturale et c’est en nous rapprochant que nous découvrons des formes bien concrètes. Encore nous faut-il faire travailler notre regard pour comprendre ce que les différentes couches superposées par l’artiste recèlent dans leur infinie variété.
Jean-Pierre Sergent travaille ses compositions par strates successives - sa technique, la sérigraphie, lui permet toutes les libertés à cet égard. Il devient alors évident que nous ne pouvons pas nous fier aux apparences, que, comme dans ces villes du Levant, dont les archéologues nous ont montré qu’elles avaient été construites les unes sur les autres au fil des siècles, une forme en dissimule (et, finalement, en révèle) toujours une ou plusieurs autres dans un foisonnement inattendu. Cette exploration ne se limite pas à nous réserver des surprises, elle constitue une réelle initiation, un parcours destiné à nous rapprocher du peintre en tant que passeur, à tutoyer les mystères de sa création, à partager des pans de son univers.
La confrontation, le télescopage - ou bien plutôt le dialogue - d’éléments symboliques issus de cultures différentes, réalisés à des périodes parfois fort éloignées l’une de l’autre, surprend notre œil fort peu habitué à une telle diversité. Il nous faut faire un effort pour que se tissent des liens dont la logique ne s’impose pas spontanément à nous, mais qui aboutissent pourtant à une réelle cohérence.
La « forêt de symboles » (le mot est de Baudelaire évoquant la Nature que, cependant, ce dandy urbain ne goûtait guère) dans laquelle nous pénétrons traduit par sa densité toutes les préoccupations de l’Homme depuis qu’il prit conscience de son existence et s’interrogea sur la place qu’il occupait dans l’univers : fertilité, beauté, plaisir, cycles de vie, souffrance, peur de l’inconnu, finitude (donc mort), nécessité, tentation ou illusion du ciel. Sans oublier tous les rituels qui y sont attachés et agissent comme des rites de passage, lesquels se transmettent de générations en générations. Le profane et le sacré, ici, voisinent ; ils se complètent au lieu de s’opposer.
Bien difficile, pour ceux qui ne se sont pas affranchis de leur schéma habituel, de leurs échelles de valeurs arbitraires, d’accepter que profane et sacré cohabitent au sein de ces panneaux en dehors du rapport hiérarchique classique, le premier étant supposé vil et le second noble. Que des symboles sacrés se superposent à des scènes d’un érotisme puissant rehaussé de textes crus (l’art échappe à la notion moralisatrice de pornographie) issus de Hantai japonais, voilà qui choque l’esprit conservateur sans doute, mais aussi celui supposé progressiste que Philippe Muray nommait homo festivus, ouvert à tout divertissement proposé, officiellement libre, mais en réalité très encadré par une bien-pensance rapidement pudibonde.
Pourtant, en organisant cette cohabitation, Jean-Pierre Sergent ne fait que se rapprocher des rituels de fécondité omniprésents dans les cultures premières, mais aussi dans l’hindouisme, à travers la déesse de la fertilité Lajja Gauri qui, cuisses écartées, expose un sexe largement ouvert, et la Grèce antique avec la figure emblématique de Baubo - deux représentations symboliques du Féminin qui rappellent furieusement L’Origine du monde de Gustave Courbet.
Que l’on ne s’y trompe pas, chez Jean-Pierre Sergent, l’érotisation ne se confond pas avec le libertinage ; elle fait appel à des énergies vitales qui se situent sur un plan très éloigné de ce degré zéro du corps que serait l’obscénité. Sexualité et spiritualités ont toujours été liées dans les sociétés anciennes, comme le corps au cosmos, le plus souvent au rythme des saisons, jusqu’à ce que le courant de pensée orienté vers l’idéal ascétique (religions abrahamiques, platonicisme) ne viennent les opposer, réduisant la spiritualité au respect de quelques dogmes et tabous. La « moraline » que dénonçait Nietzsche, cette morale doloriste située en dehors de l’éthique et que Paul Valéry définissait comme l’obligation de faire ce qui est désagréable et l’interdiction de faire ce qui est agréable, a rompu ce lien entre sexualité et spiritualité que l’artiste s’emploie avec brio à retisser. Travail de Titan bien plus que de dentelière ! Mais il est ici dans son rôle légitime, car l’art échappe au droit commun. Promoteur de la liberté de création et de l’autonomisation de l’art, Baudelaire, en préparant sa défense lors du procès des Fleurs du Mal, l’avait écrit à son avocat dans une formule restée célèbre : « Il y a plusieurs morales. Il y a la morale positive et pratique à laquelle tout le monde doit obéir. Mais il y a la morale des arts. Celle-ci est tout autre, et, depuis le commencement du monde, les arts l’ont bien prouvé. Il y a aussi plusieurs sortes de libertés. Il y a la liberté pour le génie et il y a une liberté très restreinte pour les polissons. » Lorsqu’ils créent, les artistes ne sont pas des polissons...
En puisant ses sources dans ces cultures méconnues ou oubliées, Jean-Pierre Sergent les fait connaître et les ravive. « Tant qu’on en parle, elles ne disparaissent pas », écrit-il. Voilà qui rappelle l’un des ressorts narratifs que Jean Ray avait introduit dans son roman Malpertuis : les dieux de l’Olympe sont appelés à s’estomper jusqu’à la transparence dès lors que l’on ne parle plus d’eux... L’œuvre du peintre, par sa dimension métaphysique, invite à la contemplation, à la méditation. Mais elle propose aussi au regardeur une forme inattendue de fusion avec elle-même, dans la mesure où le support de Plexiglas permet au spectateur de voir son reflet inclus dans les méandres graphiques, comme si l’ultime strate de la composition dépendait de lui.
1 « On entend par artiste toute personne qui crée ou participe par son interprétation à la création ou à la recréation d’œuvres d’art, qui considère sa création artistique comme un élément essentiel de sa vie, qui, ainsi, contribue au développement de l’art et de la culture, qui est reconnue ou cherche à être reconnue en tant qu’artiste, qu’elle soit liée ou non par une relation de travail ou d’association quelconque. » (Recommandation relative à la condition d’artiste, 27 octobre 1980.)
2 « Dieu dit : " Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. Qu’il soit le maître des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre." Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme. Dieu les bénit et leur dit : "Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre." Dieu dit encore : "Je vous donne toute plante qui porte sa semence sur toute la surface de la terre, et tout arbre dont le fruit porte sa semence : telle sera votre nourriture. Aux bêtes sauvages, aux oiseaux du ciel, à tout ce qui va et vient sur la terre et qui a souffle de vie, je donne comme nourriture toute herbe verte." Et ce fut ainsi. Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait : c’était très bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : ce fut le sixième jour. » Genèse I, 26-31.
MARIE-MADELEINE VARET | PHILOSOPHE | MÉTAPHORE ET MÉTAMORPHOSE
Récemment rénové, le MBAA de Besançon, l'un des plus anciens Musées publics de France, accueille l'installation éponyme de l'artiste Jean-Pierre Sergent.
Déployant ses ailes aux quatre angles de l'escalier monumental, cette « œuvre-monde », dans sa démesure même, justifie l'ambition de son intitulé : hymne à la Joie, célébration de l'élan vital, intrication des forces cosmiques où se dissolvent toutes contraintes spatio-temporelles… une œuvre qui réunirait l’ensemble des qualités de l’excès (la quantité, la longueur, les détours et l’expansion) et qui parviendrait ainsi à donner au monde une identité fictive. Pouvoir inouï de la densité matérielle… Foisonnement des formes. Compacité, intensité, masse, poids, profusion sont justement les marques distinctives de l’« œuvre-monde » de JPS. Ici se joue le spectacle exaltant d'une odyssée première, celle d'un artiste s'astreignant à des commencements nouveaux.
Anthropologue de la conscience humaine, JPS poursuit inlassablement sa quête du vivant au travers des explorations de la transversalité entre les cultures et les époques. Chamane des temps modernes s'interrogeant sur ce difficile équilibre entre ordre et désordre qui régit le monde, l'artiste est aussi un témoin et un donneur d'alerte sur l'état de nos sociétés. Les œuvres présentées au MBAA sont, dans leur grande majorité, extraites de la série des Suites entropiques, une thématique récurrente chez JPS, pour qui l'idée d’entropie ou de désordre croissant traverse l’ensemble de l'œuvre. Dans le domaine de l'art, le désordre (ou entropie) ne réduit pas la quantité d'information transmise, mais au contraire - par son caractère imprévisible – l'augmente.
Chaos et Cosmos : Genèse ! La première entité à s’extirper du Chaos et à se constituer en dehors de lui apporte précisément fermeté, stabilité et fixité : il s’agit de Gaia, la Terre. Aussitôt après elle émerge du Chaos Éros, l’Amour. Cet Éros primordial incarne une force cosmogonique de création, d'engendrement et de renouvellement. Le travail de JPS célèbre cette épiphanie.
Étrange et mystérieux métier que celui de peintre. La guerre gronde aux portes de l’Europe, les glaciers fondent, la marchandisation du monde et le règne de la technique étendent leur emprise. L'atelier, dernière enclave échappant encore à l’ordre économique. Persistance à vouloir, en ce siècle de zapping, d’excès et de folies, « équilibrer des formes et des couleurs jusqu’à ce qu’elles sonnent juste. » (E.H. Gombrich). Peut-on, aujourd’hui, être moderne en s’adonnant à la peinture ? À condition que la genèse du tableau se fasse intérieurement. Qu’elle soit inspirée. Les arts visuels existent avant tout pour communiquer l’indicible. Pour nous transmettre, nous révéler ce que les mots ne peuvent exprimer. C'est ce dont témoigne, éminemment, l'œuvre de JPS.
Polymorphe, polygraphique, polysémique, polyphonique… l'œuvre, sensorielle autant que sensuelle, est saturée par des ingrédients visuels et sonores, des espaces mythiques et métaphoriques qui en démultiplient les résonances et la dotent d'une polyphonie réfractaire à toute lecture linéaire : à la recherche du secret de l'acte créatif, elle emprunte les voies d'accès les plus ardues des mythes, récits sacrés, cosmogonie … côtoyant thèmes profanes, érotiques, pornographiques… avec un égal brio. S'y trouve ainsi restituée la force d'évocation, la capacité de dévoilement, l'énergie intérieure de la contemplation. Comment ne pas évoquer ici un événement artistique majeur dans la carrière de JPS ? La réalisation de l'environnement scénographique de La Traviata, opéra de Giuseppe Verdi, mise en scène par Didier Brunel, directeur de l'Opéra Théâtre de Besançon. Cette implantation de Mayan Diary, installation murale monumentale de 18 peintures sur Plexiglas de 3,15 x 6,30 m, réalisées à New York entre 2001 et 2003, est un travail de récupération, de superposition et d'accumulation d'images. « L'iconographie de ces fusion paintings est largement inspirée des cultures précolombiennes Aztèque et Maya, du chamanisme, des cycles de vie et du momentum cosmique. Le langage pictural se présente comme un lieu de rencontre iconographique d'éléments oniriques transtemporels et transculturels d'archétypes puisés dans l'inconscient et l'imaginaire collectifs … Créer une dynamique, un choc visuel, émotionnel et esthétique entre deux formes d'art. Confronter celles-ci, provoquer la rencontre entre deux langages issus d'époques différentes et constater leur contemporanéité... ».
Dans l'œuvre de Jean-Pierre Sergent, le metteur en scène confie « avoir retrouvé tous les éléments constitutifs de son regard sur La Traviata : dans son installation murale, il est essentiel que le spectateur « entre » dans l'œuvre par le jeu du reflet sur le Plexiglas, comme il entre dans l'histoire et comme la musique entre en lui. La superposition, la fragmentation, la juxtaposition, l'image érotique confrontée aux racines de sociétés tribales évoquent le microcosme d'une jet-set volatile qui enferme La Traviata. Transgressant les règles (elle passe du libertinage à l'amour) elle s'exclut elle-même de sa tribu. »
Les quatre Piliers du Ciel, tels La Colonne sans fin de Brancusi, ou encore La Porte du Paradis de Lorenzo Ghiberti… ces œuvres appartiennent à un ordre supérieur, transcendant, où se dépassent les limites de l'expérience possible.
« Entrez et méditez, vous serez entraînés en un éclair dans la lumière divine. La porte de la transformation vous est alors ouverte, à vous de savoir la saisir. »*
* Le Grand Livre de l'Ayurveda, Christine Chandrika Blin
PIERRE BONGIOVANNI | COMMISSAIRE D'EXPOSITION | VOYAGE AU BOUT DU POSSIBLE DE L'HOMME : LA QUESTION DE L'ÉROTISME ET DE L'EXTASE DANS L'ŒUVRE PEINTE DE JEAN-PIERRE SERGENT
"Nos expériences visent à une insubordination générale, un rejet de tous les asservissements et prisons de l’être, et s’incarnent à la fois dans les effusions de l’extase, l’érotisme, l’ivresse, le sacré, le sacrifice, la tragédie, le rire, la danse, la poésie, l’art."
Georges Bataille, L’Expérience intérieure (1943)
Les mots de Georges Bataille (les effusions de l’extase, l’érotisme, l’ivresse, le sacré, le sacrifice, la tragédie, ...) semblent ne pouvoir appartenir qu’à l’univers littéraire, tellement leur emploi dans l'ordinaire des jours parait déplacé, lorsqu’ils ne sont pas conviés uniquement pour agrémenter des propos dépourvus de nécessité intérieure.
Il se trouve que ces mots sont aussi ceux de Jean-Pierre Sergent.
Prononcés dans l’espace protégé de son atelier de Besançon, ces mots sont chez eux, presque assignés à résidence. Il faut dire que pour lui le monde entier se condense là, protégé par une garde prétorienne composée de livres de philosophies et des sagesses du monde, d’objets, de fétiches, de messages, de photographies, de traces, de fragments, d’éclats de ses vies antérieures.
Ce peuple de mots, de formes, de liens constitue l’épiderme d’un corps dont les cellules sont les œuvres, présentes par centaines.
Ce corps complice d’un cerveau oscillant en permanence entre souffrance et ivresse, l’une engendrant l’autre sans répit.
Lorsqu’il évoque l’extase Jean-Pierre Sergent se souvient sans doute des mots de Maurice Blanchot : "on ne peut écrire ce mot (extase) qu’en le mettant précautionneusement entre guillemets, parce que personne ne peut savoir de quoi il s’agit et d’abord si elle a jamais eu lieu : dépassant le savoir, impliquant le non-savoir, elle se refuse a être affirmée autrement que par des mots aléatoires qui ne sauraient la garantir."*
Jean-Pierre Sergent célèbre le corps qui exulte, l’énergie vitale, la transe et la volupté tout en connaissant parfaitement l’impossibilité de les représenter vraiment autrement que comme des "états de présence". Ses œuvres sont ce qui reste de cette vaine tentative.
Lors de ses voyages, il a pu expérimenter** les transes chamaniques, la possibilité de vivre en liberté au milieu d’êtres joyeusement désespérés (lors de son long et fécond séjour à New-York) avant de s’en retourner (en 2004) aux langueurs provinciales d’une France encombrée, ad nauseam, d’elle même.
C’est la raison pour laquelle son atelier est beaucoup plus qu’un refuge, c’est l’antre d’un alchimiste fomentant des attentats poétiques, des insurrections solitaires ou la chapelle ardente d’un moine défroqué incapable de renoncer au souffle incendiaire de l’utopie qui consiste à percer LE mystère.
Ses peintures érotiques ne cherchent pas à provoquer. Elles évoquent sa jouissance, naïve et sereine, à danser avec elles. La morale, comme les codes de la bienséance en art sont pour lui des concepts abstraits et incompréhensibles : il parvient à en rire, comme rient les fauvettes à col noir, c’est-à-dire «en dedans» pour cacher la tristesse.
Tristesse née, pour lui, d’une nostalgie sans fond, comme celle qui a dû submerger Antoine se refusant aux délices et sortilèges de la Reine de Saba : "si tu posais ton doigt sur mon épaule ce serait comme une traînée de feu dans tes veines. La possession de la moindre place de mon corps t’emplira d’une joie plus véhémente que la conquête d’un empire. Avance tes lèvres ! mes baisers ont le goût d’un fruit qui se fondrait dans ton cœur ! Ah ! comme tu vas te perdre sous mes cheveux, humer ma poitrine, t’ébahir de mes membres, et brûlé par mes prunelles, entre mes bras, dans un tourbillon... " (Gustave Flaubert, «la tentation de Saint Antoine»).
Il faut avoir, au moins une fois, chevauché à cru un cheval fougueux, naseaux frémissants, croupe flamboyante, muscles dantesques, yeux exorbités, sexe dément, pour comprendre ce besoin de dire sans cesse la puissance de la bête au galop, la montée du désir, la raison incendiée...
Et Jean-Pierre Sergent fut éleveur de chevaux !
Amoureux inconditionnel des femmes réfractaires (Hildegarde de Bigen, Isabelle Eberhardt***, Alexandra David Neel) il tente d’en célébrer la beauté, l’autonomie et la gloire jusque dans le don et l’abandon de soi. Cela produit bien sûr des malentendus en série tant le sujet est devenu impraticable : comment accepter, par exemple, qu’un homme célèbre une femme au motif de la jouissance et de l’extase si l’on oublie que cette dernière implique "un abandon vécu en commun".****
Son amie et philosophe Marie-Madeleine Varet, ne s’y trompe pas quand elle rappelle que le travail de Jean-Pierre Sergent incarne et illustre magistralement cette intuition originelle : lorsque les contraires s’unissent, le déséquilibre, la tension qui fait naître les êtres, disparaît, et l’expérience du plaisir, de la joie en résulte. (...) C’est seulement dans le bref instant où deux êtres en deviennent un seul, où le désir est pacifié, qu’un fragment du bonheur est ressenti. (...) L’acte sexuel est donc le plus important des rites et, accompli comme un rite, est le moyen le plus efficace de participer à l’œuvre cosmique.
Si l’écriture permet de dire ce que la vie sociale quotidienne réprouve, retient, repousse, retarde, la peinture de Jean-Pierre Sergent elle, empoigne ces interdits et les étale sans malice sur les papiers et supports divers qu’il expérimente avec délectation.
On comprend alors que pour lui, minéral, végétal et organique ne font qu’un.
Que toutes les couleurs du spectre participent de la même fièvre.
Que toutes les émotions, de la naissance à la mort, procèdent du même souffle.
Que tous les mots de tous les livres ne sont que des ébauches impuissantes à proclamer la beauté.
Que la seule quête radicale est celle de l’harmonie avec la nature.
Que les peintures préhistoriques sont des peintures matricielles.
Que le rire est la droiture absolue.
Qu’il faudrait que notre époque cesse de déraisonner pour résonner vraiment.
Et qu’au delà des fins dernières de Tout, y compris la fin de l’art, tout reste possible.
* Maurice Blanchot, «la communauté inavouable»
** Georges Bataille encore : "J’appelle expérience un voyage au bout du possible de l’homme. Chacun peut ne pas faire ce voyage, mais, s’il le fait, cela suppose niées les autorités, les valeurs existantes que limitent le possible."
***Le général Lyautey qui appréciait sa compréhension de l’Afrique et son sens de la liberté, disait d’elle : "elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché et qui passe à travers la vie, aussi libérée de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal !"
**** Maurice Blanchot, "Un abandon vécu en commun jusqu'à l'extase qui dépasse l'angoisse de la séparation ou de l'aggrégation"Et qu’au delà des fins dernières de Tout, y compris la fin de l’art, tout reste possible.
FLORENCE ANDOKA | JOURNALISTE | UNE VOIE OU UNE AUTRE
Et qu’est-ce qu’un ciel qui n’aurait pas de pilier ? L’œuvre de Jean-Pierre Sergent est hermétique dans ce qu’elle a de syncrétique, alors, bien sûr, on pourrait passer des heures à se demander ce qu’il en est de l’origine de cette silhouette, de ce motif, des liens qui existent ou non entre les deux, les trois, les quatre.
L’œil circule du Zimbabwe à la Grèce, des Hindous aux Mayas, temps et espace devenus cercles concentriques se télescopent, se superposent, s’entrechoquent, mais nul ne perd ni ne gagne, tout est dans tout, avec au milieu, le point Bindû, le centre du monde. C’est une danse du regard qui se perd, de la mémoire qui s’égare et butte nécessairement contre ce qu’elle ignore. Et le moyeu rend le mouvement rapide. Le travail de Jean-Pierre Sergent, est circulaire comme le temps qu’il décrit, archéologique parce qu’il fonctionne par strates. Ça brille, ça tourne, l’œuvre est là. Mais qu’en est-il de sa puissance d’agir sur celui qui la regarde, cet œil occidental contemporain, né par des temps de déconstruction religieuse, politique et esthétique ? Bien sûr, tous les regards ne sont pas les mêmes, mais quand même, si l’œuvre est un seuil, un dedans dehors, une surface colorée presque abstraite autant qu’une collection de symboles renvoyant à une autre réalité qu’en est-il de la voie à prendre ? Comment passer la porte, monter les escaliers sans que le chemin ne mène nulle part ? Il y a, sans doute, plusieurs voies d’accès à l’œuvre pour le profane. Le syncrétisme implique une absence de hiérarchie entre les symboles bien que tous ces éléments, retenus par l’artiste, s’orientent dans une commune direction ; la saturation est un ressort de l’œuvre, une œuvre saturée, dans une société saturée, en flux, en images, en connaissances toutes, toujours, à portée de main, sans que rarement l’on prenne le temps de la digestion ; ça défile, ça se superpose, toutes ces images qui nous assaillent et quand bien même les images de Jean-Pierre Sergent sont des images du sacré, ce sont des images quand même et des images qui forment une imagerie et ça c’est aussi notre contemporanéité occidentale.
Il y a du Warhol chez Sergent et ce, à commencer par l’usage depuis plusieurs décennies maintenant, depuis New York, de la sérigraphie. L’an 2000 à vingt ans et l’on attend encore ce fameux bug apocalyptique que l’on nous promettait, à moins que la saturation destructrice ne se produise que dans nos cerveaux agités, agacés, persécutés par le lot d’informations qui sans cesse s’accélère, de Guy Debord à Hartmut Rosa. Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu. L’œuvre colossale de Sergent serait-elle un vaste cri en faveur de l’archaïque, du préindustriel, du temps pour soi qui seul permet de se connaître soi-même et de prendre conscience de sa place dans l’ensemble de la substance, infinie, étendue ? Et la divinité retenant son souffle retient aussi le temps. Dans la longue fresque de Sergent, il y a bien sûr le chatoiement de la couleur, le rythme, la brillance de la peinture sous le plexiglas, le sentiment qu’une forme en engendre une autre, par différence, par répétition, par contagion ; c’est sûr, ça avance, on n’y peut rien, on est embarqué dans ce qui naît et meurt, défile et se transforme. C’est un cycle, un œuf où tout remue. Ça respire. Mais plus encore, ça chie, ça baise, puisqu’il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, ce qui est pourtant un ferment fondamental de l’œuvre, les lotus blancs de la ferveur, la colère mortelle de Durga, mais plus encore, la pornographie la plus courante, populaire et japonaise, mondialisée et pas du tout savante, ce sont les images de la copulation tirée des Hentai et des revues pornos vendues en kiosque. Ni Maya, ni Aztèque, ni Hindoue, ni Mexicaine, ni Tibétaine, la sexualité et sa représentation parle de tout le monde et à tout le monde, à plus forte raison à l’œil post-moderne libéral.
I’ve never been fucked so deep in my entire life ! Eat my pussy and burn my soul ! Ce n’est ni l’amour, ni l’Occident, c’est partout et c’est tout le temps. Tout est dans tout. Et ça aussi, ça se répète, comme une pulsation frénétique, un motif comme un autre, la vie qui se régénère, les énergies cosmiques qui carambolent, toutes ces pines aux trous et ces cris que l’on pousse, cette transe joyeuse et violente à la portée des caniches. Il est des transes érotiques, des transes orgasmiques, des transes chamaniques, des transes méditatives, des transes médiumniques, des transes ecsomatiques, des transes somnambuliques, des transes poétiques, des transes créatrices. Le tout c’est que l’état de conscience soit modifié, que l’on touche un monde derrière le monde, que le sujet se désagrège, que ça décolle. Si dans le Livre tibétain des morts, l’esprit choisit la vulve dans laquelle il souhaite revenir à la vie, alors Jean-Pierre Sergent, n’est peut-être pas si loin de Gustave Courbet.